Soudain, il y a quelques jours, j’ai ressenti le besoin d’écrire des lettres à des amis. Pour sortir de mon isolement, sans doute, parce que j’ai besoin de partager mes pensées. Rien d’extraordinaire, en effet. Pourtant, quand je vois la forme que prend, dans le pays où je vis, le partage des pensées, la façon dont, par exemple, au nom de prétendus dangers imminents qui menaceraient la France, on parvient sans difficultés à ravaler au rang de simples différences de points de vue sans conséquences majeures la question de l’antisémitisme — oh, comme je déteste ce mot —, je me dis qu’il vaut mieux demeurer seul pour ne pas perdre le peu de ce que, après Musil, il nous reste d’âme. (Pas grand-chose.) J’avais écrit ici, au début du mois d’octobre deux-mille vingt-trois, qu’il fallait « défasciser les esprits ». Avant et après le sept octobre, pour des raisons différentes. Dans mon cahier au bison rouge, avant-hier, parce que ce à quoi j’assiste depuis mon espèce de retrait de façade (je ne suis pas coupé du monde, en vérité, je le vois, je ne suis pas aveugle et si je ne prends pas part à la comédie de la vie sociale, c’est parce que je sais qu’elle est profondément tragique et appelle d’autres réponses que celles, efficaces, électives, qu’on s’imagine pouvoir lui donner pour se donner bonne conscience ; mais, non, la solution à nos problèmes ne se trouve pas au fond d’une urne, si profonde soit-elle) me dégoûte, parce que j’entends distinctement les gens dire que, au fond, ce n’est pas si important que cela, j’ai écrit ceci, qui résume ma façon de voir les choses : « De ce côté-ci de la Méditerranée, les réactions aux massacres du 7 octobre ont révélé que l’Europe hait viscéralement les juifs. Et que si, pendant 80 ans, les juifs ont été tolérés, c’est en tant que victimes. En Europe, un juif vivant est toujours intolérable. » On tolère le juif quand il prend l’apparence fantomatique du pyjama rayé de Primo Levi, spectre derrière les barbelés d’Auschwitz, là alors, mort, le juif a toute notre compassion, mais vivant, il est un scandale. Qu’est-ce, autrement que cette haine, qui explique, pour prendre cet exemple qui m’a sauté aux yeux, la Une offerte par le Monde diplomatique, qui incarne la gauche anticapitaliste, à Dominique Galouzeau de Villepin, qui incarne la bourgeoisie française ? Mais que puis-je y faire ? Je vois les choses, je décris les choses. Peut-être tout cela, les millions de signes que j’accumule ici, ne touchent-ils que moi. Pourquoi, si tel est le cas, continué-je de les écrire ? Ne ferais-je pas mieux de laisser tomber tant il me semble — je veux dire : c’est l’évidence, je ne peux pas le nier, prétendre le contraire, je dois à la vérité de le dire, et moi, contrairement à tant de gens, je dois réellement quelque chose à la vérité — que je suis à des années-lumières de ce qui se déroule dans le pays où je suis né et où je vis ? C’est vrai, cela dit, que j’ai toujours désiré aller vivre ailleurs, émigrer, et ce n’est que par la force des choses, bien que contingentes, que je suis resté ici en France, — malgré moi. Dans la lettre que j’ai envoyé à R. aujourd’hui, j’ai écrit des choses que je n’avais jamais dites à personne : un souvenir d’enfance, l’histoire de mon père. L’histoire de ma famille est une histoire d’exil (l’histoire de la famille de Nelly aussi, et ce n’est pas un hasard), et c’est peut-être cela qui explique, chez moi, cette envie d’aller vivre ailleurs, à l’étranger. Envie qui m’avait passé et qui, ces jours-ci, me reprend follement. Quand j’étais encore son élève, Jean-Pierre Cometti m’avait proposé d’aller passer une année d’études à Venise. À ce moment-là, ma mère est tombée malade. Mon frère m’a dit qu’il fallait que je reste. Que je partirais quand ma mère serait guérie. Ce que j’ai fait. Et, c’est un euphémisme que de le dire, jamais je n’ai cessé de regretter ce renoncement. Maman n’a jamais guéri.