On voudrait se donner des airs graves, mais la vérité, c’est que l’on prête à rire. Et le spectateur — amusé ou médusé, et peut-être un peu des deux — a du mal à tenir le compte de rééditions de la parodie auxquelles notre époque donne lieu avec un entêtement qui semble ne jamais devoir connaître la lassitude. « Les hommes (Menschen) font leur propre histoire, écrit Marx au début de son 18 Brumaire, mais il ne la font pas spontanément dans des conditions choisies par eux, mais, au contraire, dans des conditions qu’ils ont trouvées toutes faites, dans des conditions données, transmises. La tradition de toutes les générations défuntes est un cauchemar qui pèse sur le cerveau des vivants. Même au moment précis où ils paraissent s’employer à se transformer eux-mêmes, à bouleverser les choses, à créer ce qui n’a jamais existé encore, précisément à ces époques de crise révolutionnaire, inquiets, ils évoquent en leur faveur les esprits du passé, leur empruntent leur nom, leur cri de guerre, leur costume pour jouer sous ce déguisement d’une antiquité respectable et dans cette langue empruntée une nouvelle scène historique. Luther prenait le masque de l’apôtre Paul, la Révolution de 1789-1814 prit alternativement le costume de la révolution romaine et celui de l’empire romain, et la Révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier ici 1789 et là la tradition révolutionnaire de 1793-95. De même le commençant qui a appris une nouvelle langue la retraduit toujours dans sa langue maternelle ; mais il n’a pénétré le génie de la nouvelle langue, il ne peut s’y risquer hardiment que quand ses réminiscences ne l’entravent plus et qu’il oublie en parlant sa langue maternelle. » Dans le texte original, Marx ne parle pas de « cauchemar », mais de « Alp ». Ne le connaissant pas, j’ai cherché ce que ce mot signifiait : il s’agit d’une créature fantastique, un double onirique, qui émerge dans les cauchemars. Wikipedia donne à titre d’illustration iconographique le célèbre tableau de Füssli, « Nachtmahr », « Le cauchemar ». Il existe deux versions de ce tableau qui sont chacune comme l’image reflétée de l’autre : dans la première, qui date de 1781, la femme qui rêve allongée sur son lit a bien la tête renversée, mais elle se trouve à main droite du tableau et c’est son bras gauche qui pend tandis que, sur la seconde version, elle se trouve à main gauche et c’est son bras droit qui pend. La mara en arrière-plan obéit à la même inversion et l’Alp qui se trouve assis sur la poitrine de la dormeuse aussi. Un détail attire toutefois l’attention du spectateur : sur la première version, l’Alp a un visage qui semble assez gras, il fait une moue inquiétante et regarde le spectateur de ses yeux vides que semblent encadrer les mèches bouclées de la Gorgone tandis que, sur la deuxième version, ce même personnage est beaucoup plus sec, avec des oreilles pointues saillantes, et affiche un sourire sarcastique, des dents de sa bouche ouverte, on dirait qu’il se mord le doigt comme s’il se délectait des souffrances psychiques infligées à son double endormi. Dans le texte, le matérialisme de Marx (il ne parle pas d’esprit, en effet, mais de cerveau) apparaît ainsi traversé par le fantastique, comme si, quand la pièce de l’histoire se rejouait sur la scène de la farce et non plus de la tragédie, des fantômes venaient hanter ceux qui la font, des créatures oniriques qui se moquent du monde, le tournent en ridicule, font de lui sa propre caricature. Ces deux versions d’un même tableau sont comme les deux occurrences de l’histoire : grave, tout d’abord, dangereuse, et puis, ironique, moqueuse. Mais cette moquerie de l’histoire qui se répète, si elle est moins dangereuse que sa version originale, c’est parce qu’elle accomplit le danger ; alors, si l’esprit moqueur, railleur, sarcastique s’avère moins menaçant, c’est dans la mesure où il met sa menace à exécution. La répétition de l’histoire est la façon dont l’histoire s’accomplit, tourne en ridicule nos utopies, en montre la face grotesque, risible, dérisoire : nous ne passons jamais à l’acte que pour échouer. Et cet échec est la façon dont l’histoire, en vérité, s’accomplit parce que nous sommes nous-mêmes les objets, les jouets et les victimes de nos passions. Marx, bien sûr, pense échapper à la loi historique qu’il énonce, et la poésie de l’avenir qu’il invoque un peu plus loin est la confession que que son matérialisme (la révolution doit se dépouiller de la superstition du culte que l’on croit devoir rendre au passé), étant en son cœur tout entier une mythologie, est en contradiction avec lui-même. Notre double se moque de nous, et c’est ainsi que nous réalisons notre existence dans le monde. Quand l’utopie passe à l’acte, sa nature fantastique est révélée : c’est une chimère qui prêterait à rire si nous n’étions pas en train de mourir.


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