18624

Malgré ma voix cassée, nous avons parlé plus d’une heure et demie au téléphone, hier, avec P. Lui dans ses Basses Alpes, et moi dans ma capitale. P. a beau avoir vingt ans de plus que moi, je me sens plus proche de lui que de gens de ma génération avec qui je devrais, pourtant, me sentir plus d’affinités. C’est peut-être que, tout simplement, je ne suis pas de « ma génération », comme on dit, je n’ai pas de génération, c’est-à-dire. J’ai une grande admiration pour P. Après que je lui ai parlé, je me sens plus intelligent. Est-ce que les relations avec certaines personnes activent des zones du cerveau que des relations avec d’autres personnes n’activent pas ? Sans doute, oui. Mais, c’est surtout que, quand je parle avec P., je peux parler comme je parle, je ne suis pas obligé de changer ma façon de parler, je ne suis pas obligé de m’adapter à mon auditoire. L’adaptation à l’auditoire est une des règles fondamentales de la rhétorique, mais je ne suis pas un rhéteur, je ne brigue pas de mandat, je ne quémande pas de poste, je ne demande pas d’amour aux gens, je veux simplement dire ce que j’ai à dire, je veux simplement pouvoir dire ce que je dis. Dans les relations sociales, et c’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles j’en entretiens si peu, je me sens toujours empêché de dire ce que j’ai à dire : je perçois nettement cette impossibilité de dire, comme si elle flottait dans l’air autour de moi, et que je percevais l’odeur de cet air, distinctement, et cela cause une forme d’inconfort dont la conséquence est que ou bien je ne parle pas, ou dis le moins de choses possibles, ou bien je parle d’une façon qui n’est pas la façon dont je voudrais parler (emploi d’un langage peu soutenu, vocabulaire appauvri, grossièretés, plaisanteries plus ou moins fines, etc., tous signes de malaise, d’inconfort). Dans tous les cas, ce que je dis et ce que je veux dire ne sont pas en harmonie. Or, dans ces conditions — quand on ne postule à rien mais qu’on cherche simplement à parler dans l’espoir de dire la vérité et qu’on ne le peut pas —, à quoi bon parler ? D’autant que, dans les cas où, dans de telles conditions, on parle quand même, le risque de malentendu, d’incompréhension et de conflits causés par ce malentendu, cette incompréhension est grand. L’espèce de paradoxe, c’est que, pour parler, il faut avoir quelque chose de commun avec la personne à qui on parle qui précède la parole mais qu’on ne découvre qu’en parlant : ce n’est qu’en se parlant que l’on découvre si l’on partage le commun nécessaire pour se parler. Ainsi, dans un certain nombre de cas, peut-être la majorité, la parole est-elle vouée à l’échec : on se parle pour constater qu’on ne peut pas se parler. Mais, quand la parole rencontre le succès, quand on constate, se parlant, qu’on peut se parler, alors le gain est immense en comparaison du temps que l’on perd quand la parole échoue. Et il faut simplement apprendre à ne pas parler pour ne rien dire, apprendre à ne pas répéter les conversations qui se sont déjà soldées par des échecs et sont vouées à échouer encore et encore. Et, outre les cas où l’on a quelque chose à vendre ou quelque chose à gagner en parlant, mieux vaut ne pas parler plutôt que de faire l’expérience de l’échec de la parole. De toute façon, parler pour vendre ou pour gagner quelque chose, ce n’est pas parler du tout. Qui ne s’en rend pas compte, avec une force toute particulière, ces jours où, si nombreux, littéralement des milliers, voire des millions, sont ceux qui parlent tous en même temps, sont ceux qui prennent la parole pour vendre quelque chose ou gagner quelque chose. Moi, je n’ai rien à vendre, rien à gagner. N’est-ce pas paradoxal de dire cela — que je n’ai rien à vendre, que je n’ai rien à gagner — quand, justement ce soir, je vais voir G. pour que nous signions le contrat de la Vie sociale ? Je marque une pause. Je réfléchis à la question. Oui et non, telle sera ma réponse. Oui, un livre est un bien de consommation. Non, un livre n’est pas un bien de consommation. Une livre est un bien qu’on s’échange, mais si un livre est un bien qu’on s’échange, ce n’est pas un livre. Un livre, ce sont les phrases qu’il contient, et toute la vie qui le précède, toute la vie qui lui succèdera, et qui sera tout autre que la vie qui le précédait, car si la vie qui succède à un livre n’est pas différente de la vie que le précédait, alors il n’y a pas de livre du tout, il n’y a qu’un objet mort, comme les lettres, mortes.