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Le calme et le confort dans lequel nous fabriquons la barbarie de notre temps est effrayant. À mesure que nous avançons dans une nouvelle forme d’illettrisme qui tend à se généraliser, et que reculent dans le même mouvement nos capacités de compréhension (l’intelligence de chacun), se dessine un monde brûlant mais glacial, surpeuplé mais désert, multimilliardaire mais pauvre, dans lequel, que nous le voulions ou non, nous sommes voués à vivre. Préférer, comme je l’ai lu je ne sais plus où, « les salauds aux fachos », n’est-ce pas s’avouer déjà vaincu ? Au rebut la passion, la patience, le sens. Les adieux à la raison, nous les voudrions interminables, mais tout le monde a déjà oublié. Pourtant, même si je ne lui ai pas encore répondu — je ne savais pas comment lui répondre —, la lettre de R., tout en me bouleversant, m’a donné un grand motif d’espoir : nous pouvons nous parler. L’Europe, ce n’est pas la paix, comme on peut le lire un peu partout, c’est la conversation. Bien avant ladite paix, Leibniz écrivait déjà aux savants de tout le continent. Et nous avons la chance, c’est ce que j’aurais voulu dire à R. sans trouver comment le lui dire, de vivre sur ce continent où parler est encore possible. Mais pour combien de temps ? Je ne sais pas. Est-ce vraiment la bonne question ? Peut-être que notre temps est déjà épuisé. Que fut la découverte des camps de concentration sinon l’expérience de l’épuisement du temps européen ? Peut-être ne l’est-il pas encore, pas tout de suite, peut-être y a-t-il toujours un horizon qui s’ouvre devant nous où parler demeure possible. Qui renonce à se taire et, dans le même temps refuse de parler comme tout le monde, donne vie à cette possibilité, cet horizon possible. Mais, me dis-je en rentrant de la Schola, que pèse tout cela devant Daphné qui déclame la tirade des « Non, merci » de Cyrano ? C’est-à-dire : que pèse tout cela devant la possibilité de l’avenir ? Pourtant, tout incite à nier la possibilité de l’avenir (et ces deux jeunes bourgeoises que je trouve là, assises par terre devant la porte de chez moi, là où dieu sait combien de clochards, dieu sait combien de clébards sont venus pisser, chier et vomir, là où les poubelles ne sont pas ramassées, en sont le symptôme banal, ordinaire, le symptôme de l’affalement général, c’est « effondrant », pour employer l’adjectif qui m’est venu hier en parlant à G., d’autant que les mêmes n’hésiteront pas à faire valoir dans les urnes, dans les rues, dans la vie de tous les jours leurs hautes vues sur la géopolitique et l’avenir des peuples, et peut-être le font-elles déjà, qui sait ? il ne faut rien s’interdire dans la vie) et la vasectomie semble en effet le meilleur remède aux sentiments que nous inspire le monde. La défaite devient alors règle de vie. On s’habitue à tout, on vit dans un repli du monde social où l’on croit pouvoir se tenir à l’abri, une fois de temps en temps, on vote contre les fachos, les Arabes, les gauchos, les salauds, tout cela tend à se confondre. Mais moi, quand je vois Daphné, sur scène, qui se tient droite et qui, sans jouer à jouer la comédie, sans distance, joue la comédie, j’ai du mal à retenir mes émotions : c’est elle qui dessille mes yeux, elle qui me permet d’éviter de tomber dans les facilités de la misanthropie. La vie, c’est elle. Elle qui est l’avenir : qui pousse, croît, apprend, grandit, devient. Et toutes les forces qui poussent à renoncer à cela, toutes ces forces sont des forces de mort.