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Il ne faut pas se laisser aller au sentiment que tout est vain, et pourtant, nos vies ne semblent-elles pas interrompues ? Non par la fin uniquement, ce qui semble l’évidence de la mort, mais partout, si infimes que soient les découpages que nous pensons pouvoir opérer (périodes, moments, instants), comme si nous avions entre les mains des fragments de quelque chose et ne savions pas quoi. Tu peux d’ailleurs rayer le comme si dans la phrase précédente tant la fragmentation de notre existence est manifeste. Et peut-être illusoire : parce que (je me répète sans doute) sans tout, il n’y a pas de fragments, il n’y a que des choses disparates dont on ne sait même pas si ce sont des choses, si elles jouissent d’une quelconque unité ontologique, si elles sont seulement ce qu’elles paraissent être. On traduit en français le sous-titre des Minima moralia, « Reflexionen aus dem beschädigten Leben », par « Réflexions sur la vie mutilée », mais c’est peut-être un autre mot qui conviendrait, comme « abîmée », voire « handicapée », ou pourquoi pas, à l’instar de la « crippled symmetry » de Morton Feldman, « estropiée » par la violence de la guerre. Mais, quoi qu’il en soit de cette question de traduction, encore qu’elle ne soit peut-être pas si secondaire que cela, alors que le texte lui-même des Minima moralia s’écrit par aphorismes, refusant ainsi l’unité d’une morale, il donne l’impression de partir du principe que la vie, conçue non pas comme simple processus biologique mais comme fait moral, existe, vie dont le philosophe, sorte d’orpailleur désenchanté, collecterait les membres négatifs. Or, que dans un naguère, la vie ait eu une unité qu’elle a perdu depuis, n’est-ce pas une pétition de principe ? La paix paradoxale — il suffit de faire quelques kilomètres au-delà pour s’apercevoir qu’elle est pure illusion — dans laquelle nous vivons depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale n’a adouci nos mœurs qu’en surface et, sous cette dernière, coule le feu ardent du désir d’en découdre, de mettre un terme à la conversation et d’employer tous les moyens en vue d’une sortie définitive de l’histoire. La vie comme fait moral, à supposer qu’un tel fait existe, ce dont on peut douter, aspire toujours à sa propre destruction et ne forme une unité que dans le but de la disloquer et de s’abîmer. Les fragments qui nous tombent des mains ne font signe vers aucune unité préétablie, ce sont les lambeaux avec lesquels nous devons coudre la culture dans laquelle nous vivons, tâche d’autant plus ingrate qu’elle n’a pas de terme : nous ne pouvons pas sortir de l’histoire pour nous reposer enfin et voir comment sont les choses vues de loin. Nous avons le nez sur la vie et, regardant à travers, n’y voyons rien.