« Et qui c’est qui pointe le bout de son museau ? Un nègre, évidemment ! », crie la femme d’un certain âge, en pleine rue de Rennes, un bâton à la main. Sur les réseaux sociaux, des gens probablement bien intentionnés relaient les propos d’un vieil intellectuel qui explique (lui, semble-t-il, parle au présent de l’indicatif, c’est moi qui traduis en bon français) que, si la Wehrmacht revenait, il irait se cacher chez un militant de gauche plutôt qu’un militant de droite. Et si Attila et ses Huns revenaient assiéger Paris, chez qui irait-il se réfugier ? Personne ne lui pose la question. C’est dommage. J’eus aimé bénéficier de ses lumières pour éclairer la perspective d’une telle éventualité. À la télévision, Mathieu Kassovitz raconte que lui, qui gagne beaucoup d’argent, il a du mal, tout est tellement cher (et par « tout », il entend : « l’électricité, le gaz, l’essence », et les points de suspension qui vont avec), alors les pauvres, il n’ose même pas imaginer comment ils font pour vivre. À quoi le journaliste qui l’interroge répond par un grognement indistinct qui ne n’approuve ni ne réprouve, trop content de voir la vedette s’oublier au sujet de tout et de n’importe quoi. Tout le monde pense avoir quelque chose à dire qui ne peut être retenu plus longtemps, et c’est peut-être cela, in fine, le drame véritable de notre existence moderne : que nous ayons les moyens de nous adresser à des milliards de gens en même temps et que nous ne sachions pas tirer profit de cette opportunité, — car, satisfaits de nous-mêmes, nous nous vautrons dans la fange de la paresse. Plus rien n’est métabolisé, sublimé, tout semble devoir être livré sans filtre, c’est l’expression convenue, comme si cette absence de filtre, laquelle est une absence de raisonnement, d’interrogation, de critique, de pensée, était un gage d’authenticité. De tous les propos que je glane ici ou là, ceux de la vieille dame m’inspirent le plus de sympathie, non pour leur contenu, mais par la détresse qu’ils expriment : un dimanche, un peu avant midi, dans feu le centre du monde, une femme divague, hurle des insanités et prête à rire pour qui l’entend. Rire, certes, mais, quand je la croise, pourtant, je m’écarte : mes traditions dans une main et des chouquettes dans l’autre, je n’ai guère envie d’être la victime innocente de ces délires matinaux. Je veux bien observer le monde, mais y prendre part, cela est au-dessus de mes forces. Ai-je rêvé, ce matin ? Je l’ignore. J’ai entendu le voisin du dessus, celui qui ne dit jamais bonjour, il doit être trop véner pour se prêter au jeu hypocrite de la comédie sociale, crier : « Mais putain, il part à neuf heures cinq ! ». Il était sept heures sept quand j’ai regardé l’heure, — trop tôt pour un dimanche. « Ai-je rêvé, ce matin ? », je me suis posé la question plus tard, quand j’ai cru me souvenir de ce rêve déroutant dans lequel je me rendais compte que les Mémoires de Saint-Simon, eux aussi, étaient victimes des ravages de la shrinkflation et que, dans mes exemplaires de la Pléiade, comme dans les sachets de chips, de nombreuses pages manquaient. Je regardais ce qu’il y avait écrit sur le paquet et, en effet, 6 x 90g, le compte n’y était pas. Mais à partir de combien le compte y est-il ? Les anthologies que l’on édite pour dispenser le lecteur de lire une œuvre tout entière, ne sont-ce pas elles qui, bien avant l’industrie agroalimentaire, ont inventé le marketing shrinkflationniste ? Lagarde & Michard, précurseurs du capitalisme post-moderne. Ou bien ai-je fondu en un seul souvenir plusieurs rêves, rêveries, imaginations, dérives fantastiques ? Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que rien de ce que je viens d’écrire, je ne l’avais prévu. J’imaginais évoquer autre chose — à propos de la symétrie des extrémités du spectre politique (le Riche, l’Argent vs. l’Étranger, l’Islam), symétrie qui, comme celle de Morton Feldman, mériterait d’être estropiée de l’intérieur —, mais ce sera pour une autre fois, ou bien jamais.