À quoi la réalité ressemble-t-elle ? À une pièce d’où l’on s’absente ? À la somme des descriptions possibles que l’on peut donner de la pièce où l’on est allongé ? À ce qui nous échappe quand on croit le tenir enfin entre nos mains ? À ce dont on se souvient, toujours un peu trop, en se disant : « Ah, si seulement j’avais su alors ce que je sais maintenant… » ? Au lendemain brumeux où l’on s’éveille sans savoir de quoi le jour sera fait ? À une puissance aveugle qui pousse en proportion de tout ce qu’on lui oppose pour qu’elle s’arrête ? À l’impensable qui, de toute façon, va arriver ? À la répétition implacable mais d’autant plus épuisante que nous en sommes les jouets de la même histoire encore et encore ? Au néant, à rien ? À quelque chose invisible ? Ce que nous exprimons, je ne sais pas si l’on peut dire comme cela, n’a bien souvent rien à voir avec la réalité, mais beaucoup avec nos angoisses, nos désirs, lesquels font partie, c’est vrai, de la réalité, d’une certaine façon de concevoir la réalité, laquelle ne se réduit pas aux constituants ultimes de la matière, à la cause de l’explosion primaire ou aux vacarmes que font, depuis lors, toutes les explosions du monde, de l’orage, de la poudre, du moteur à explosion, de la bombe. Ces derniers temps, j’essaie de m’imaginer l’effroi que Néandertal a dû ressentir en voyant arriver, du fin fond de l’Asie, des êtres humains plus modernes que lui. Les hypothèses les plus probables semblent indiquer que la disparition des occupants de l’Europe durant la dernière période glaciaire à laquelle cette « invasion » — je place le terme entre guillemets parce qu’il est un peu trop moderne, entre un peu trop en résonance avec notre temps mal à l’aise — de Cro Magnon a donné lieu s’est faite sans guerre, sans massacre, sans extermination, et c’est cela, je crois, qui m’effraie le plus : à supposer qu’il puisse se représenter quelque chose (autre chose que lui-même — ce dont, soit dit en passant, je doute de plus en plus — d’où sa vacuité), notre esprit postmoderne peut se représenter la disparition comme l’effet d’une destruction violente, mais il peine à se représenter la disparition comme l’effet de l’évolution, et que, comme le temps, les êtres passent, et ne sont plus là. À l’image des gènes de Néandertal dans mon ADN, après la disparition, il reste bien quelque 2% du passé disparu, mais cela, peut-on réellement l’appeler « quelque chose » ? En un sens, oui, cela fait partie de la réalité, comme tout le temps qui s’est écoulé depuis l’apparition de l’univers fait partie de la réalité, mais tout en étant immense, infiniment plus grand que nous, simultanément, cela semble n’être presque rien. Et n’est-ce pas vrai que, pour pour que nous réfléchissions, dans la réalité, l’infini et le néant se côtoient sans cesse, sont toujours à touche-touche ? J’ai la tête lourde. Ce matin, je me suis traîné lamentablement pour courir sept misérables kilomètres. Et, si j’ai lu les Mémoires de Saint-Simon, ils n’ont pas effacé de mon esprit les indénombrables kilomètres d’imbécilité que j’ai pu lire sur (et à cause de) l’état du monde dans lequel je vis. J’ai la tête lourde, et ne puis m’empêcher de m’interroger : Comment se fait-il que nous soyons la civilisation la plus avancée et la plus bête de l’histoire de l’univers ? J’ai la tête lourde, et il n’est pas impossible que, par chance, cela m’empêche d’établir en réponse à la question un lien de causalité entre deux vérités qui semblent extrêmement opposées mais ne le sont probablement pas tant que cela.