Je n’ai pas envie de disparaître, j’ai envie qu’on me laisse tranquille. « On », ce pronom est un peu trop vague, en effet, mais le nom « la réalité » le serait tout autant à sa place. « On », en l’occurrence, ne désigne pas quelque puissance métaphysique impersonnelle (la banalité, l’inauthentique) pas plus qu’il ne désigne quelque chose molle, neutre, indistincte, mais subsume diverses choses, personnes, événements, manifestations, exhortations à l’égard desquelles je voudrais résolument me tenir et ne le puis pas parce qu’il se trouve que je me trouve quelque part, ici ou là, entouré en tout cas de toutes ces diverses choses, personnes, événements, manifestations, exhortations, et j’en omets sinon la liste ne serait pas interminable, non, mais elle serait longue, très longue, beaucoup trop longue pour tenir ici, mais est-ce bien vrai ? Quoi ? Eh bien, que la liste de ce à l’écart je voudrais me tenir est trop longue ; n’est-ce pas une vue de l’esprit ? Chez Saint-Simon, par exemple, il y a des dizaines de pages de généalogie à la suite, et cela ne posait aucun problème à son auteur, qui ne se disait pas qu’il fallait qu’il abrège parce que, sinon, il allait épuiser son lecteur. On peut rétorquer à cela que Saint-Simon n’était pas un écrivain, mais quand on trouve dans Sonnenschein de Daša Drndić quarante-cinq pages de noms de juifs déportés, c’est à une œuvre d’écrivain que l’on a affaire, d’un écrivain qui assume en outre ces pages, qui sont presque à elles seules un manifeste esthétique. Si l’on renonce a priori — c’est-à-dire : avant même de s’être mis à l’ouvrage — à l’exhaustivité, cela ne signifie-t-il pas que l’on renonce à sa possibilité même, c’est-à-dire que l’on accepte que toujours quelque chose nous échappera, nous manquera, que nous serons toujours en défaut par rapport à la réalité, toujours en retard sur elle, qui contient beaucoup plus de choses que ce que nous en disons parce que nous sommes fatigués avant même d’avoir commencé à en faire l’inventaire, le recensement ? Recenser la réalité, dire ce qu’il y a, ne devrait-ce pas être la règle première de tout écrivain (qu’il fasse profession de l’être ou non) ? Sinon, le langage ne sera plus ce qui nous permet de découvrir le secret, les secrets, mais ce que nous mettrons entre la réalité et nous, le langage devenant le mensonge même. Et alors, la vérité — la possibilité de la vérité, de dire la vérité — s’évanouira comme le mirage de chimériques phrases. De temps à autre, il arrive que quelqu’un tente de se servir de mon journal contre moi, de le retourner contre moi-même pour m’accuser, me rendre coupable de tous les maux de la création, ou de ceux-là seuls qui le concernent, cela dépend. Comme si je ne savais pas ce que j’écrivais, comme si je n’étais pas conscient de ce que je disais, comme si je ne disais pas ce que je disais. Dans cette accusation s’exprime le point de vue de qui n’écrit pas, pour qui le langage est avant tout maladresse, à peu près, hasardements, quelque mot qui tombe, quelquefois juste, quelquefois non, — le plus souvent non. Quand même j’ai tiré les rideaux pour abriter du soleil les pièces de l’appartement qui donnent sur le boulevard, par intermittences, j’entends une clameur de la foule qui monte de la rue. On admire les millionnaires à qui, par ailleurs, Robin des Bois désemparé, on aimerait bien faire les poches. Et, pour la part qu’il m’en revient, non des millionnaires poches, mais de la réalité, je sais qu’à la question : « Comment faire pour qu’on me laisse tranquille sans que je disparaisse pour autant ? », la réponse est univoque : Mais tu ne le peux pas, Jérôme, c’est impossible, voyons, reviens à la raison. Triste raison, alors.