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La fierté, ou le sentiment viscéral du devoir accompli dont elle naît, et qu’à défaut de ressentir assurément, qui vient de signer sa tribune, sa pétition, son appel exprime, comment se fait-il qu’elle ne vienne jamais se naufrager contre l’écueil de la réalité, mais semble au contraire aveugler toujours plus ultra ? Depuis vingt ans, et des poussières, que l’on appelle ainsi à voter contre ou voter pour pour voter contre ou voter contre pour voter pour, l’ennemi qu’il s’agit de faire reculer n’aura eu de cesse de progresser, passant de zéro siège à l’Assemblée nationale en 2002 à 89 en 2022 et, selon les diverses projections mises à la disposition du public, entre 205 et 275, voire la majorité absolue aux nouvelles élections qui se présentent à nous, en ce maussade été 2024. La simple connaissance de ces données élémentaires — accessibles à n’importe qui pour peu qu’on veuille bien se donner la peine de regarder — devrait au moins interroger quant aux moyens mis en œuvre pour parvenir à la fin voulue, mais non. Et la question qui se pose dès lors est celle-ci : Comment se fait-il que nenni ? Comment se fait-il que l’on recommence infatigablement quelque chose qui échoue lamentablement (et de plus en plus lamentablement) ? Il y aurait là quelque chose d’absolument incompréhensible s’il s’agissait, ce faisant, d’agir réellement, mais tel n’est pas le cas : ce qu’il s’agit de faire, en signant ces tribunes, ces pétitions, ces appels, c’est de manifester son existence en tant qu’on considère que celle-ci n’a de sens que médiatisée par la catégorie sociale à laquelle on se sent appartenir. En signant tel ou tel document, il ne s’agit pas d’agir, mais bien d’être, c’est-à-dire : d’appartenir. L’appel ne s’adresse pas à qui ne le signe pas, pour je ne sais pas, moi, le convaincre, par exemple, soyons fous, oui, le convaincre, mais toujours à l’autre qui le signe aussi ou l’a déjà signé (puisque l’appel se présente comme ayant toujours déjà été signé — aucune tribune n’est vierge de signature, pur appel lancé, mais toujours déjà souscrite, les signataires ne variant guère qu’à la marge, sans qu’on semble jamais se demander : Mais à quoi bon prendre la parole — et, en l’occurrence, la monopoliser —, si l’appel est déjà entendu et par les mêmes, qui plus est ?). La signature de l’appel ne s’adresse à qui ne l’a pas signé que dans la mesure où elle signifie son exclusion de la catégorie sociale à laquelle les signataires s’imaginent appartenir et le revendiquent. La multiplication de ces documents par les temps qui courent ne doit rien au hasard : elle se déploie dans un monde qui, malgré les multiples propositions en faveur d’une proximité accrue avec lui, s’éloigne toujours plus, échappe à qui y vit pourtant, comme si, alors même que le pouvoir semble extrêmement concentré, le monde connaissait en réalité un processus de décentralisation inédit, lequel, loin de rendre le pouvoir aux gens (comme se l’imagine non sans paresse l’anti-jacobinisme à la mode), les en dépossède encore plus. C’est que l’ennemi contre lequel on voudrait se battre, pour reprendre le ton sur lequel se font peu ou prou toutes les imprécations révolutionnaires, ne se trouve tout simplement pas là où l’on pourrait se battre contre lui. Et la bataille politique ressemble ainsi à un champ d’autant plus vaste qu’un des deux adversaires l’a déserté. On devine qu’il existe, cet ennemi, mais la nature spectrale de son existence donne toujours l’impression que les coups portent à côté. C’est dans cet espace à demi vide que se multiplient les appels : par le texte, on entend redonner vie à l’ennemi manquant, absent, lui donner une consistance qu’il n’a pas, ou n’a plus. En produisant du texte, moins que de lutter, il s’agit de se rassurer, comme certaines natures loquaces qui ne peuvent plus s’arrêter de parler après qu’elles ont ressenti une émotion un peu trop forte pour leurs nerfs. Or, pas plus que la fleur, la figure de style absence ne met en présence de la réalité dont à défaut de réellement constater le manque, on accentue l’éloignement. On parle, on parle, oui, c’est vrai, mais qu’est-ce qu’on dit ?