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Écrit à R., comme j’avais prévu de le faire et ne le faisais pas depuis des jours toutefois. (Envie de dire des semaines, mais peut-être le temps me paraît-il plus long qu’il ne l’est réellement.) En lui écrivant, recherché et trouvé cette citation de Walter Benjamin (Michael Löwy en a fait le titre de l’un de ses livres) : « Marx sagt, die Revolutionen sind die Lokomotive der Weltgeschichte. Aber vielleicht ist dem gänzlich anders. Vielleicht sind die Revolutionen der Griff des in diesem Zuge reisenden Menschengeschlechts nach der Notbremse. » Ce que je voudrais traduire ainsi : « Marx dit que les révolutions sont les locomotives de l’histoire universelle. Mais peut-être en va-t-il tout autrement. Peut-être les révolutions sont-elles les poignées d’arrêt d’urgence dans le train du genre humain. » (*) Comme je l’ai écrit à R., cette idée m’emplit de joie parce qu’elle va à l’encontre de l’idée héroïque que l’on se fait des révolutions. Et, en effet, ai-je écrit à R., ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’accélération, mais d’un grand coup d’arrêt afin de nous remettre à penser ou, en tout cas, à parler, à nous parler (ce que j’appelle « la conversation » comme dimension décisive de la démocratie). Dans la course de l’histoire, pour filer une métaphore quelque peu différente, quand parler n’est plus possible, c’est la violence qui prend le relai. Mais je n’aime guère les métaphores. Pourquoi ? Parce qu’elles nous font penser, pensent à notre place, nous entraînent quand, précisément, il faudrait freiner, ralentir, nous arrêter. La révolution est conscience du temps, semble dire Benjamin, non comme vitesse mais comme lenteur, non comme mouvement mais comme arrêt. Pour écrire, je me suis allongé par terre. L’ordinateur posé sur le parquet, quand je tape sur les touches du clavier, le son résonne dans le bois. Les rideaux sont tirés pour empêcher le soleil de pénétrer dans la chambre et préserver un peu de fraîcheur. Dès ce soir, semble-t-il, il devrait y avoir des orages. Et la température baisser. Hier, N. m’a dit qu’il trouvait ce que je postais sur fb hilarant. « Vous voulez dire, mon journal ? », lui ai-je répondu. Et il a acquiescé avant d’ajouter : « On sent que vous avez une vie intellectuelle très riche. » Ce à quoi, ce n’est pas moi qui ai répondu, mais Daphné qui, alliant le geste à la parole, a dit que oui. Et moi, c’est cela qui m’a semblé hilarant : que ma fille ait déjà un point de vue sur moi. Dans sa réponse, j’ai cru déceler de la fierté, quand elle prendra la mesure de l’héritage que je lui aurai laissé, elle changera sans doute d’avis, et peut-être même avant, quand elle prendra conscience du désastre qu’est ma vie. Hier, avant d’écrire ce que j’ai écrit, je me suis interrogé (comme il m’est déjà souvent arrivé de le faire) : Si je signais ces tribunes, ces appels, ma vie serait-elle différente ? Et la réponse va de soi, évidemment, mais je serais un autre, alors, et je n’ai aucune envie d’être un autre, j’entends : c’est ce chemin que j’ai emprunté que j’ai envie de suivre jusqu’au bout, pas celui qu’autre aura tracé à ma place et dans les pas de qui je mettrais les miens, me dispensant ainsi de penser. Mais qui peut bien avoir envie d’être la pâle copie d’un original obsolète ? Je n’ai pas la réponse à cette (fausse) question.

(*) Note après relecture : « Peut-être les révolutions sont-elles les poignées d’arrêt d’urgence dans le train où voyage le genre humain. »