Moins un abri (« un endroit sûr ») qu’un espace sans dimension où se trouver hors d’atteinte. Cela fut-il seulement jamais possible ? J’entends : sans illusion, sans mensonge (aux autres et à soi), dans le réel. Au nom du même objectif, on peut pousser des gens à faire une chose et son contraire, et cela, en plus d’un déroutant mystère, n’est-ce pas la preuve qu’il n’y a pas d’intelligence collective, ni au sens de somme des intelligences (les intelligences ne s’additionnent pas, ou rarement, ou seulement quand elles sont en petit nombre et encore, la plupart du temps, il est probable qu’elles se détruisent les unes les autres) ni au sens d’un tout qui serait supérieur à la somme de ses parties (comme chez Rousseau la volonté générale est quelque chose de plus, voire quelque chose d’autre que les volontés particulières, qui les transcende et les révèle à elles-mêmes) parce que, si incompréhensible que cela puisse paraître, quoi qu’on leur dise de faire, les gens le font ? Même quand ils s’imaginent désobéir, les êtres humains obéissent, et cela, oui, est un mystère difficile à percer. Aussi, au lieu de chercher une explication qui, de toute façon, finit toujours par échapper, ou — plus certainement — s’avère trop décevante pour être consignée par écrit, on voudrait se couper, s’amputer du monde social. Hier, alors que nous allions nous croiser, j’ai observé la façon de marcher d’un homme et, immédiatement après l’avoir croisé, j’ai noté : « Domestication dont le corps est l’objet quand il cesse de fonctionner comme outil. » Je ne sais plus où Bourdieu dit que « le corps est dans le monde social comme le monde social est dans le corps », mais ce n’est pas ce que je voulais dire (pas tout à fait parce que ma remarque m’a quand même fait penser à la remarque de Bourdieu). L’esthétisation du corps a certes une dimension sociale, mais l’existence de cette dimension sociale ne permet pas d’expliquer l’esthétisation du corps, elle nous laisse pour ainsi dire au milieu du gué : pourquoi esthétisons-nous notre corps dès lors qu’il ne fonctionne plus comme un outil ? En fait d’esthétisation du corps, c’est une esthétisation du moi qu’il s’agit : ce n’est pas simplement le corps qui est esthétisé, mais toute la personnalité. Cette esthétisation est aussi vieille que l’humanité, et je crois que ma remarque était erronée : il n’y a pas lieu d’opposer le corps et le monde comme le fait Bourdieu, pas lieu d’opposer l’outil et l’esthétique, comme je l’ai fait en m’inspirant inconsciemment tout d’abord de la remarque de Bourdieu, tout cela est l’expression d’une seule et même nature. Et l’on pourrait résumer cela d’une phrase : « Nous sommes ainsi. » Et cette idée, bien que je ne comprenne pas tout à fait pourquoi, je la trouve belle, je lui trouve des qualités qui m’émeuvent. Et m’effraient aussi (repenser à l’amorphisme humain de Musil : l’être humain est tout aussi capable d’écrire la Critique de la raison pure que de manger son prochain). Comment rendre les gens à eux-mêmes ? Étrange, la façon dont cette question me vient sans même que je la sollicite. Est-ce une question de dignité ? Non, je ne le crois pas : simplement les rendre à eux-mêmes, à leur nature, qui est de n’en avoir pas, et par suite de pouvoir toujours devenir meilleurs (se rendre meilleurs).