30.6.24

J’envie les gens qui sont convaincus d’avoir raison. Je me dis : Ce doit être tellement confortable de ne plus penser, d’avoir un stock d’idées fixes, dans lequel on est certain que l’on pourra puiser jusqu’à la fin de ses jours sans jamais le modifier, confortable d’avoir un cadre parfaitement rigide à l’intérieur duquel vivre sa vie sans jamais rien interroger, sans jamais rien remettre en question, ni le cadre ni la vie qui voudrait palpiter en dehors du cadre, sans jamais douter. Je me dis : Si seulement moi aussi, je pouvais ne pas douter, ne plus douter, ne plus jamais douter. Mais je sais que c’est impossible. Et je sais que je n’y peux rien. Pourquoi ? Je n’en sais rien, je suis comme cela. À un moment donné, je me retrouve face à cette décevante tautologie : Je suis comme je suis. Oui, mais que suis-je ? Malgré tout le mal qu’on peut penser de Descartes (à tort ou à raison, à tort et à raison), la proposition cartésienne de révoquer en doute tout ce en quoi l’on croit au moins une fois dans sa vie me paraît nécessaire à mettre en œuvre. Peut-être n’est-on pas obligé de le faire d’un coup (après tout, les Méditations métaphysiques, comme Descartes le reconnaissait lui-même, même si elles ne sont pas qu’un roman, sont aussi un roman, une œuvre de fiction, comme au fond toutes les grandes œuvres de philosophie, qui portent en elles une grande part d’imaginaire, d’utopie, de rêverie, de délire, de folie), mais il me semble certain qu’il faut douter, douter de soi, aussi profondément que possible, douter de qui l’on est, de ce que l’on vaut, de ce en quoi l’on croit : Et si j’avais tort, et si tout ce en quoi je croyais, tout ce en quoi je croyais pouvoir croire sans me tromper, et si tout cela était faux. Qui le fait ? Durant les trois semaines qui se sont écoulées depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, j’ai entendu très peu de doutes s’exprimer, et en revanche un nombre colossal de certitudes, d’affirmations, dont certaines était si péremptoires qu’elles m’ont donné le vertige : Comment peut-on se prendre à ce point au sérieux ? Comment peut-on laisser si peu de place dans sa vie à la faillibilité, à la possibilité de l’échec, à la possibilité de l’erreur ? Le sentiment qui s’exprime dans toutes ces certitudes, d’où qu’elles viennent en vérité, au fond, elles disent toutes la même chose, est toujours le même : Comment est-il possible que les autres ne pensent pas comme moi ? Comment est-il possible que les autres ne vivent pas comme moi ? Comment est-il possible de n’être pas comme moi ? Et tout se passe comme si jamais personne n’était frappé — j’emploie ce verbe à dessein, au sens d’un choc physique, réel, comme le vertige est une sensation que l’on ressent dans son corps, le sol se dérobant littéralement sous les pieds de qui est pris de vertige — par l’étrangeté du monde, par l’étrangeté du réel. Tout le monde rejette l’autre — on s’illusionne en se faisant accroire que l’autre en question n’est pas le même, mais c’est faux —, mais personne ne se rejette soi, personne ne se révoque soi-même en doute, jusqu’à la racine. À la racine du doute — parce que, comme Wittgenstein le dira bien plus tard, à la toute fin de sa vie, pour douter, il faut avoir des raisons de douter —, Descartes découvrait le moi, l’affirmation qui échappe à tout doute : « je pense, je suis », et chaque fois que je pense, je suis, mais moi, honnêtement, je ne sais pas ce que je vais trouver, à la racine du doute, ni même s’il y a quelque chose à trouver, à la racine du doute. Et cette absence de chose trouvée, si elle devait se confirmer, je ne la vivrais cependant pas comme un malheur, une défaite, un manque, un défaut, mais comme une chance, au contraire. Tu as peur du néant — c’est cela l’« anxiété », comme tu dis, que tu ressens — parce que tu penses que le néant est quelque chose qui se trouve devant toi, quelque chose qui peut arriver, un futur contingent parmi d’autres futurs contingents, et qu’en agissant sur la réalité — c’est cela, ta conviction —, tu pourras empêcher le néant d’arriver, la mort de venir, mais ce n’est pas vrai, le néant est au cœur de toi : considère tout ce en quoi tu crois, et vois, vois comme tout cela est fragile, faible, insignifiant, non avenu et sans avenir : tu pourrais disparaître dans la seconde, est-ce que la face du monde en serait changée ? Pas le moins du monde. Tu n’es rien. Personne n’est rien. Au lieu de prendre ton bulletin de vote en photo dans l’isoloir, tais-toi, tais-toi et oublie tout jusqu’à ce que tu es, ce que tu crois être, tais-toi, oublie tout, et disparais. Le monde peut se passer de toi, tu sais. Alors absente-toi et met cette absence à profit pour être un autre, tous les autres, n’importe quel autre. N’est-ce pas un immense bonheur de n’être plus toi, de n’être plus personne, de n’être plus rien, rien qu’un peu de poussière dans un immense univers, si vaste que tu ne pèses rien. Souviens-toi : tu vas mourir et quand tu seras mort, la vie sera exactement comme avant. Tes certitudes tiennent-elles encore la route ? Ou cela a-t-il enfin perdu tout son sens ?