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« Brevets d’antifascisme. — Lors du match de football de l’équipe nationale, côté cour, une jeune femme, affalée sur son canapé, s’adresse à un milliardaire qui ne l’entend pas : « Cours, cours ! », lui enjoint-elle, cependant que, côté boulevard, le nez dans la bière, nombreuses sont les meutes qui hurlent à l’écran. » Ou, du moins, l’ai-je écrit, hier au soir, pour mes éclaircies. Devrais-je garder les réflexions que m’inspire le monde pour moi seul ? Si je le faisais, qu’est-ce que cela changerait ? J’ai souvent pensé n’avoir qu’une pensée secrète, dissimulée, cachée, « underground », comme disait Marcel Duchamp, mais que j’écrive tout haut ou que j’écrive tout bas — et je n’ignore pas qu’il s’agit là d’un paradoxe —, c’est peu ou prou la même chose, alors autant dire ce que j’ai à dire, non ? Depuis trois jours que je ne me tiens plus informé de rien, je ne me sens pas plus mal qu’avant, au contraire, je crois que je me sens mieux — il y a bien des cris dans la rue, de temps en temps, mais je ne sache pas que ce soient de révolutionnaires, plutôt de fans de foot abiérés, cf. supra, et la pensée de ces millions d’hectolitres de bière qui s’écoulent de par le monde durant un match de foot donne des frissons quant aux vertus hygiéniques de l’activité sportive, ou de son spectacle, mais n’est-ce pas, au fond, la même chose ? —, il arrive certes que, quelqu’un évoquant tel sujet sur les réseaux sociaux, je ne sache pas de quoi il parle au juste, mais ce n’est pas désagréable, au contraire, je dirais même que c’est amusant : il y a trois jours, il m’arrivait d’avoir le sentiment que quelque chose d’essentiel était en train de se jouer et, à présent, c’est comme s’il ne s’était rien passé, voire qu’il ne se passait jamais. Ce qui n’est rigoureusement exact, j’en conviens, mais vous comprenez ce que je veux dire. Selon la façon dont on regarde les choses, en effet, elles paraîtront essentielles ou quelconques, et il y a fort à parier qu’elles soient les deux, toujours, et en même temps, qui plus est. Ainsi vont nos vies. Il ne faut pas se méprendre sur leurs cours, c’est-à-dire ne pas se laisser aveugler par ce que j’appellerais peut-être le prestige du moment. Un peu comme l’histoire a un poids, le présent a un prestige, et de même que c’est bien souvent dans son rapport au présent que l’on mesure le poids de l’histoire, c’est à la mesure de l’histoire que l’on juge du prestige du présent. Quant à l’avenir, que Dieu nous garde d’en savoir jamais rien. C’est le prestige qu’on lui suppose qui rend le présent aveuglant : on s’enfle de l’illusion que, ne se jouât-il pas sans cesse quelque chose de crucial, à l’instant décisif que nous vivons, la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. Tel jadis le prêtre en chaire, le tribun bien en chair effraie la foule du doigt vengeur qu’il agite. Lénine de cirque. Qui,  dès lors saisi d’un tel effroi, ne désirerait trouver consolation dans les artifices du spectacle, de la communion, de la boisson ? Tiédasse comme l’époque, la bière coule à flots, et nos frissons bon marché sont les happy hours de l’histoire, lesquelles heures naguère encore étaient une idée neuve en Europe. Mais déjà, on l’a oublié. Brumes du souvenir qui pèsent sur nos paupières et agacent nos oreilles quand l’on voudrait dormir. Y a-t-il quelque chose qui ressemble plus à la défaite que la victoire ?