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Les jugements moraux sont l’expression des préjugés de qui les prononce. (Préjugés que forment le milieu social, la foi, l’origine ethnique — imaginée ou réelle —, l’éducation, etc.) D’où la plus grande des satisfactions que nous procure le fait même de les énoncer, de la façon la plus péremptoire qui soit, si possible, parce que ce fait nous donne le sentiment d’être confirmé dans notre existence même. En vérité, personne (ou presque) ne désire remettre ses préjugés en question et l’image du bonheur absolu ressemble à un grand feu d’artifice où nos préjugés se trouveraient tous ensemble confirmés par la réalité (quitte, si jamais cela devait s’avérer nécessaire, à profondément altérer la réalité). Pour qui les regarde sans préjugés, et ne se résout pas cependant à les voir comme des platitudes, ainsi, les images de Donald Trump victime d’une tentative d’assassinat confinent au sublime : elles ont l’apparence de la réalité pure et parfaite, à la fois impensable et toujours déjà pensée. L’événement surgit toujours en même temps dans la plus grande surprise et sans le moindre étonnement : l’image de la balle inaperçue qui s’apprête à toucher sa cible est sublime en ce qu’elle incarne cette indétermination qui se détermine, l’instant quasi sans durée dont la fixation est le suspens perpétuel du devenir, fugacité sans cesse déplacée, reproduite, répétée d’où naissent tous les grands paradoxes philosophiques, d’où sourd notre grande incompréhension de la réalité, et le peu de compréhension que nous en avons, où se perd aussi notre conscience qui, au désespoir, cherche en vain quelque chose à quoi se raccrocher pour ne pas succomber au vertige. Comme Proust l’écrit dans la Prisonnière, « Le champ infini des possibles s’étend, et si par hasard le réel se présentait devant nous, il serait tellement en dehors des possibles que, dans un brusque étourdissement, allant taper contre ce mur surgi, nous tomberions à la renverse. » Le réel est le plus attendu et le plus inattendu ; c’est sur cette ligne de crête, de part et d’autre de laquelle il n’y a qu’une chute infinie dans l’abîme, que nous cheminons. L’être qui réchappe à l’événement se croit toujours en quelque manière choisi, désigné, objet d’un dessein plus grand que lui dans lequel il joue un rôle sans pareil et dont l’instant décisif est la révélation totale, ici et partout simultanément. Or, il n’en est rien, bien évidemment : nous sommes gouvernés par le hasard, c’est une adresse plus ou moins grande, au départ, un demi degré peut-être d’orientation, cinq centimètres tout au plus qui, à l’impact, distinguent qui vit de qui meurt. L’événement sépare, comme une pièce aux faces en nombre infini tire au sort, mais en lui-même il ne signifie rien, c’est une balle à tête creuse, elle ne pense pas. Il n’y a que la plus grande superstition (i. e. l’élévation des préjugés humains au rang de lois divines) qui charge l’événement d’un sens. Que l’on se précipite pour en voir un n’est pas une preuve d’intelligence, mais que l’on cherche toujours comment renforcer ses préjugés à l’aune d’une réalité qui, pourtant, sans cesse, les dément. Les dément, les déments que nous sommes, les de-mens que nous sommes. L’événement — nom propre de la réalité, pour ainsi dire — est toujours hors de l’esprit. Quand il a lieu, il fait sauter la cervelle, même quand la balle ne touche pas sa cible. En fait, même quand la balle ne touche pas sa cible, la balle touche sa cible : la cible, pour qui vise la tête, c’est le réel, qu’il faut abattre, conformer la réalité à mes désirs, éliminer tout ce qui en déborde, tout ce qui dépasse, tout ce qui me dépasse, tout ce qui m’oblige à la question. La question est torture, oui, pour qui n’ose se la poser, qui n’ose s’y soumettre, qui cherche par tous les moyens à annihiler la possibilité même du doute, qui c’est-à-dire aime mieux voir ses préjugés que le monde tel qu’il est. Voici notre terre telle que je l’ai trouvée, pleine de haine, couverte du sang qui coule, et nulle part une parole de paix, nulle part une parole de vérité.