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Illiers-Combray. J’ai été surpris par un bruit étrange qui m’a contraint à faire silence et tendre l’oreille. Je me suis arrêté, j’ai écouté, et j’ai entendu : c’était un oiseau — un tout petit sans doute — qui piaillait. Ce n’était pas incongru, c’était négatif (la phrase qui suit explique l’emploi de cet adjectif). Non qu’il n’y ait pas de bruit ici — la vérité est qu’il y a même des jeunes qui font vrombir les moteurs de leur motocross —, mais le niveau sonore moyen est si inférieur à celui du boulevard parisien où je vis qu’il en révèle l’excès, la démesure, par l’absence, le seuil de bruit en-dessous duquel on en vient à considèrer que, même s’il n’existe pas, il y a du silence. Est-ce que, relativement, un oiseau fait autant de bruit qu’une sirène du SAMU ? Mais non, et pas même le moteur vrombissant de la motocyclette. La question (à supposer que c’en soit une) est celle de l’attention, non pas celle des mesures de valeurs absolues ni des comparaisons des valeurs — fussent-elles des sensations de ces valeurs, ou des valeurs de sensations —, la position du corps dans l’espace, les directions dans lesquelles il s’oriente et les directions dans lesquelles les êtres, les personnes, les choses qui peuplent aussi ce même espace l’orientent. Me voici donc de nouveau à Illiers-Combray, et je me trouve à écrire de nouveau à l’endroit où je m’asseyais il y a cinq ans pour écrire (le bureau dans la chambre, le lit à main gauche, la fenêtre à main droite, légèrement dans mon dos). Tout à l’heure, j’ai même vérifié si la toile cirée sur laquelle j’avais commencé un texte se trouvait toujours sur la table de la cuisine : j’ai soulevé la nappe de coton qui la recouvre, et oui, elle était là, comme inchangée. Ensuite, j’ai lu le petit mot que Nelly avait écrit dans le livre d’or de nos hôtes (un simple cahier à spirale), à la date du 18 août 2019. Ensuite, je le lui ai lu à haute voix, elle l’a trouvé ridicule, je lui ai dit que non, pas du tout car, non, pas du tout. Quelques semaines auparavant, j’avais commencé ce texte dont j’ai fini par conserver le titre que je lui avais donné alors, un peu par défaut : « Le matin du 29 juillet », tandis qu’à un moment, j’avais envisagé de le nommer « La légèreté de l’esprit » ou « Notes sur la légèreté de l’esprit », et d’en faire une partie des éclaircies (en fait, à présent que je relis ces phrases que je viens d’écrire, je me souviens qu’il s’agit de deux textes qui ont fusionné parce qu’ils participaient d’un même état d’esprit), tout cela, j’en ai déjà parlé à différentes reprises (j’ai même commencé à mettre en ligne les treize premiers paragraphes de ce texte, et j’ignore pourquoi je me suis arrêté en cours de route, par lassitude,  conscience de la vacuité de la chose, tout cela ne rencontrant pas le moindre écho ? je ne sais pas, tout cela, sans doute, mais les textes sont encore en ligne, qui le désire peut se faire sa propre opinion, comme l’on dit), mais je ne l’ai jamais fait ici, — au lieu même où. Et où je n’ai pas l’impression de revenir en arrière, mais de revenir, tout simplement. Plusieurs données se croisent dans mon esprit en ce moment que j’écris, interfèrent, allais-je dire : — la pensée que je viens d’aller courir jusqu’à la source du Loir, à Saint-Éman, au milieu des champs de blés de la Beauce, — ce que m’inspire ma présence dans cette maison, — le besoin (ou l’envie) d’avoir une maison à nous, où m’assoir pour écrire, — et l’envie de copier les pages du 29 juillet ici, cependant que je me trouve là où j’ai eu l’idée de composer cette collection de phrases. Si mes calculs sont exacts, en copiant ici (en y apportant ou en n’y apportant pas de modifications, cela n’entre pas en ligne de compte dans le calcul, mais je suis déjà en train de modifier le texte écrit ici et repris ici) cinq ou six paragraphes par jour, j’aurais copié le texte entier avant notre départ le 19 août.

1. Le matin du 29 juillet, quelques jours après une vague de chaleur intense que, dans le jargon de mes contemporains, on appelle canicule, je m’assis à une table, qui devint ma table d’écriture, pour écrire. Quoi ? Je ne le savais pas alors. Je n’avais d’autre projet qu’écrire. Ce qui, évidemment, n’était pas un projet du tout, mais  plutôt une sorte de projet négatif, d’antiprojet. Et, m’asseyant à ma table d’écriture, il me sembla que c’était cela qu’il fallait faire et cela qu’il fallait poursuivre, ou chasser, ou fuir, je ne sais pas, mais la notion même de projet. Ne souffrons-nous pas d’être toujours en avance sur l’avenir ? me suis-je demandé. — Et en retard sur nous-mêmes.

2. Désormais, toute table sera ma table d’écriture.

3. Allant dans le jardin de la maison que nous avions louée pour les vacances afin d’y étendre sur le dossier d’un banc la serviette avec laquelle je venais de me sécher, ce matin-là, à demi nu, une sensation passa tout d’abord inaperçue. Je ne le compris qu’après, quand je la perçus réellement. Quand elle arriva à ma conscience (mais est-ce ainsi qu’il faut le dire ?), je faisais quelques pas dans l’herbe mouillée du jardin. La rosée sous mes pieds, je ne l’avais pas sentie, mais elle était là. N’est-ce pas le destin des sensations de venir en retard, me suis-je encore demandé, et ce que nous appelons du nom de conscience, est-elle autre chose qu’un enregistrement de la latence entre le temps et nous ? Du retard. Nous vivons une existence qui a déjà eu lieu sans nous. Mais nous ne lui courons pas après, non, nous la remarquons trop tard. Après coup. C’est tout.

4. J’avais commencé d’écrire depuis quelques minutes à peine quand Daphné vint me réclamer un câlin (*). Je lui répondis que j’étais en train d’écrire. Elle insista, m’interrogea, je perdis mon sang-froid. Elle retourna dans sa chambre. Je me remis à écrire, cherchant à renouer le fil de mes phrases, rompu, comme il arrive toujours qu’il se rompe. Et nous avec lui.
(*) À cette époque, Daphné encore toute jeune, elle n’avait que trois ans et demi, ne disait pas « un câlin », mais simplement « câlin », et il me semble qu’il lui arrive encore de s’exprimer ainsi, dans une sorte de langage minimaliste, augustinien.

5. Il ne faut pas craindre les interruptions, il faut vivre avec.

6. Je décris ceci — j’entends : cette scène avec l’enfant —, qui n’est pas à mon avantage, à ma gloire moins encore, pour montrer que je ne cache rien. Ainsi, je serai ici sans dissimuler, sans mentir, sans rien cacher, avec ma langue sincère. Et désormais, le serai toujours.

7. Je n’ai que faire de ma gloire.