Tout à l’heure, dans la voiture, Daphné nous avons pensé la même chose au même moment. Rien d’extraordinaire : nous avons fait la même connexion avec les mêmes mots. Et je ne sais pas si c’est bien ou si c’est mal, c’est-à-dire : je ne sais pas si cela lui fait ou lui fera du bien ou du mal. « Cela », quoi ? Eh bien, l’intelligence. Quand je vois où m’a mené le fait d’être intelligent, comme on dit, je pense parfois qu’il vaut mieux être bête, ne pas penser du tout, ne même pas savoir penser. Un peu avant, j’avais été particulièrement irrité par l’attitude de fonctionnaire de la dame à l’accueil de la “Maison Saint-Simon” : « Aujourd’hui, on ferme à cinq heures », m’a-t-elle répondu, molle devant l’écran de son ordinateur, occupée à faire rouler la molette de sa souris vers l’infini, quand je lui ai demandé si l’on pouvait visiter. Il était quatre heures et demie. C’était une certaine idée de la France qui trouvait là son expression : la médiocrité qui n’hésite toutefois par à faire l’usage le plus arbitraire qui soit de son autorité, et puis Saint-Simon dans la maison du gardien. De la grandeur à la loge ; — presque un clin d’œil d’ignorant à Barrès et son poète persan. Je déteste la médiocrité. Et, bien souvent, la personne que je déteste le plus au monde, c’est moi-même. Nous avons fait un tour dans le parc, Daphné hilare parce que je lui faisais part de tout le mal que je pensais de l’horrible légume moisi qui nous avait accueilli, songeant à toutes les souffrances que je lui eusse infligées, si j’en eusse eu le pouvoir, et les ruines, sous le ciel toujours changeant du Perche, n’étaient pas sublimes, non, le château du duc et pair de France, au moment où il fut mis à sac en 1793 avant d’être désossé par son nouveau propriétaire en 1798, ne ressemblait déjà plus à ce qu’il était quand Claude le père de Louis en fit l’acquisition en 1635. Au musée des beaux-arts de Boston, sont conservées deux vues du château de la Ferté Vidame par Henry Joseph ou Louis Nicolas von Blarenberghe, deux aquarelles, assez mauvaises (sur l’une, notamment, l’entrée du château fait l’impression d’un champignon difforme), mais qui donnent une idée de l’impressionnant édifice d’origine médiévale, avec ses huit lourdes tours rondes. Un peu plus loin, j’ai expliqué à Daphné comment Claude de Rouvroy de Saint-Simon s’était attiré les faveurs de Louis XIII et, elle aussi, la prouesse l’a beaucoup impressionnée. Est-ce que la passion des rois de France pour la chasse, la ritualité de la chasse, je me posais la question hier, sur la route pour venir, est liée à des représentations symboliques de fonctions primordiales, originaires : la nutrition et le rapport à la nature qu’elle présuppose et implique, le roi étant celui qui avant tout nourri son peuple ? Au début des Mémoires, Saint-Simon relate l’épisode que j’ai raconté à Daphné comme voici : « Le Roi était passionné pour la chasse, qui était sans route et sans cette abondance de chiens, de piqueurs, de relais, de commodités que le Roi son fils y a apportées, et surtout sans routes dans les forêts. Mon père, qui remarqua l’impatience du Roi à relayer, imagina de lui tourner le cheval qu’il lui présentait la tête à la croupe de celui qu’il quittait. Par ce moyen le Roi, qui était dispos, sautait de l’un sur l’autre sans mettre pied à terre, et cela était fait en un moment. Cela lui plut : il demanda toujours ce même page à son relais, il s’en informa, et peu à peu il le prit en affection. » Tallemant des Réaux, dans ses Historiettes, a sa façon bien à lui de faire de l’histoire : « Il prit amitié pour Saint-Simon, à cause, disoit-il, que ce garçon luy rapportait tousjours des nouvelles certaines de la chasse ; qu’il ne tourmentait point trop ses chevaux, et que, quand il portoit son cor, il ne bavoit pas dedans. Voylà d’où vint sa fortune. »
8. Notre conscience est toujours en retard sur nous-mêmes. Elle nous poursuit. Ce retard est-il à l’origine de la signification morale que l’humanité a donnée à la conscience ? Ce retard est-il à l’origine du remords ? Ce remords est-il notre origine ?
9. Le réel a déjà eu lieu. Et ce que nous appelons la réalité n’est en vérité que le résidu immobile de tout ce qui bouge, de tout ce qui passe, de tout ce qu’il se passe, tout le temps. On pourrait évoquer le passé, mais il n’y a de passé qu’enregistré, perçu et aperçu. Le passé égale la conscience. Passé, conscience, réalité — tous ces mots sont des synonymes.
10. Là où j’étais assis, devant un mur bleu gris, j’entendis un chien qui hurlait, pleurait, me semblait malheureux. J’écoutai sa plainte déchirante, et en fus ému. Non pas aux larmes, — plus profondément. Alors, l’écoutant, je notai : tout se détermine dans la peur, la peur d’être seul, de mourir, de ne plus rien avoir à dire, de n’être pas entendu. De n’exister plus. Est-ce la peur qui nous incite à nous projeter dans l’avenir, à ne vivre jamais là où nous sommes, quand nous sommes, mais à toujours chercher au contraire un temps d’avance ? Pensant à moi-même, c’est-à-dire à tout le monde, j’ajoutai encore : qu’est-ce qui me distingue de ce chien qui hurle à la mort, à la lune, à ses maîtres et possesseurs, à l’absence ?
11. Nous n’aurons jamais un temps d’avance sur la mort.