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Il y a un passage étrange dans la Recherche — en vérité, il n’y a que des passages étranges dans la Recherche, loin de l’image gnangnan que l’on en donne, l’histoire du petit garçon qui attend que maman vienne lui faire un bisou et pour patienter fait des phrases interminables — où Proust, soudain, après avoir évoqué la mort de Swann en des termes qui tranchent nettement avec l’admiration qu’il avait semblé lui témoigner dans Un amour de Swann et qui brillent bien plutôt par leur distance et leur égoïsme, s’adresse à Swann, mais en parlant à son modèle, Charles Haas, en désignant précisément sa place dans le célèbre tableau de James Tissot, « Le cercle de la rue Royale ». Proust, qui a si minutieusement sublimé la réalité pour en faire un livre, c’est comme si la distinction entre la réalité et la fiction, pour lui, avait cessé d’être opérante. Ou revêtait une tout autre dimension. Après avoir pastiché sa nécrologie, Proust s’adresse au défunt Swann : « Et pourtant, cher Charles Swann, que j’ai si peu connu quand j’étais encore si jeune et vous près du tombeau, c’est déjà parce que celui que vous deviez considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros d’un de ses romans, qu’on recommence à parler de vous et que peut-être vous vivrez. Si dans le tableau de Tissot représentant le balcon du Cercle de la rue Royale, où vous êtes entre Galliffet, Edmond de Polignac et Saint-Maurice, on parle tant de vous, c’est parce qu’on voit qu’il y a quelques traits de vous dans le personnage de Swann. » Comme si Proust prenait sa revanche sur la personne réelle, alors qu’il a fait de Swann l’archétype, l’anticipation de l’existence de son propre personnage, le petit imbécile devenu écrivain s’adresse au modèle de son personnage comme si la personne était déjà son personnage, comme si elle l’avait toujours été, comme si la personne n’avait jamais vécu que pour devenir le personnage de son roman. Il y a quelque chose de démesuré, de fou, de total dans cette adresse qui semble enjamber la mort pour parler aux défunts comme s’ils étaient toujours vivants, comme s’ils devenaient toujours vivants, comme si c’était leur destin de survivre dans le roman. Au fond, c’est vrai, c’est ce qu’on pourrait se dire, c’est la fonction homérique de la littérature que de consacrer la renommée, la mémoire postérieure, le poète étant celui qui distingue parmi les guerriers celui qui mérite de survivre à sa mort dans l’épopée qui l’éternise, mais il n’y a pas dans cette fonction homérique de la littérature dépassement de l’opposition entre réalité et fiction et maintien de cette opposition dans le même mouvement d’écriture. Car, ce sont bien par leurs noms de ville que les personnages du tableau qui encadrent Haas-Swann sont désignés. Mais eux, contrairement à Swann-Haas, ne sortent pas du cadre pour entrer dans le roman, ils demeurent dans le tableau, dans la vie purement réelle ; — n’ayant pas été écrits, ils ne débordent pas. Ils sont là, ces poseurs à 500 francs tête, dans le cadre où la mort les tient enfermés à jamais. Swann-Haas, lui, Proust l’en a fait sortir. Et, dès lors, sorti du cadre, son nom ne lui appartient plus en propre, il est fiction, d’autant plus réel. La lettre redoublée (aa/nn) conserve la dualité de son identité. Conserve, que dis-je ? Dénude, met à jour, à vif, la vie et la mort. Dans son rapport aux personnages, Proust se débat avec sa conception de l’art. Non : avec la nature même de l’art. Si l’art sublime la réalité, ce n’est pas à la faveur de la découverte de paysages inconnus. Tout est dans la manière de voir. Proposition triviale ? Pas si sûr. Il ne s’agit pas d’exprimer sa personnalité, comme un certain individualisme débridé veut désormais nous le faire accroire, mais de l’altération de la perception : voir neuf, c’est voir autrement, avec les yeux d’un autre, avec des yeux autres. Chez Proust, l’art est hétéro. Zagdanski, dans un essai, avait dit quelque chose de ce genre. Mais c’était dans la langue empesée de Lacan et Sollers. Hétéro, si c’était seulement le sexe, il n’y aurait pas grand-chose à dire. Ce ne serait qu’un relativisme de plus : au fond, chacun fait ce qu’il veut de son cul. Et c’est vrai, que chacun fait ce qu’il veut de son cul. Tout est vrai, même le faux, on s’en fout. Hétéro, c’est l’autre : altérité, altération, étranger, étrangeté, étrangement, sublimation, métamorphose. Plus loin dans le texte, chez les Verdurin (mais pas au même endroit que Swann, lui apprend Brichot), Proust entend le septuor de Vinteuil (tout marche par sept chez Proust, les branches, les tomes, les instruments, les moments avec Albertine (« (à Balbec tout au début, puis après la partie de furet, puis la nuit où elle avait couché à l’hôtel, puis à Paris le dimanche de brume, puis le soir de la fête Guermantes, puis de nouveau à Balbec, et enfin à Paris où ma vie était étroitement unie à la sienne) », écrit Proust énumérant les moments de son amour avec Albertine, qui font sept) après avoir évoqué la « patrie inconnue » de chaque artiste, la « patrie perdue » que chante chaque musicien (et qui prouve « la fixité des éléments composants de son âme »), Proust fait la question et la réponse : « Mais alors, n’est-ce pas que ces éléments, tout ce résidu réel que nous sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut transmettre même de l’ami à l’ami, du maître au disciple, de l’amant à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu’il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu’en se limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l’art, l’art d’un Vinteuil comme celui d’un Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l’art nous ne connaîtrions jamais ? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permissent de traverser l’immensité, ne nous serviraient à rien. Car si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles. » Les personnages, dans la peau de qui se met Proust, dans la peau de qui, cependant qu’il s’efforce de s’y mettre, il ne parvient pas à se mettre, parce qu’ils posent des questions d’essence, ne sont jamais les mêmes, se dérobent, mentent, s’enfuient, meurent, sont autant de mondes, autant d’univers, autant d’autres par les organes de qui nous sentons, nous vivons, nous volons. Voler d’étoiles en étoiles, de la réalité à la fiction, de mondes en mondes, — voilà la promesse cosmique au nom de laquelle l’art sublime les êtres. Et ainsi, les maintient, nous tient, dans une vie tout autre.