20.7.24

Âne, mon semblable, ce n’est pas que j’envie ton sort — quel sort est-il réellement enviable ? peux-tu me le dire, toi ? —, c’est que, te voyant, là, dans ton enclos, je me suis demandé où s’arrêtait le mien et où il commençait ? Je ne comprends pas très bien ce que je fais ici, tu sais. Souvent, il me semble que je perds mon temps à exister. Comment en serait-il autrement, en vérité ? Je ne sais pas. J’ai beau chercher, je ne sais pas. Peut-être que je ne cherche pas assez, pas assez longtemps, c’est possible, oui, c’est possible. Peut-être que l’âne, au figuré, c’est moi, et bâté en somme, tandis que toi, mais toi, quoi ? Tu ne dis rien, petit âne ? Il faisait beau aujourd’hui, chaud, mais pas trop, et nous marchions, là, gaiment, je crois, dans les vallons de notre arrière-pays normand. Il y avait quelque chose d’idyllique. Des gens étaient venus pique-niquer (« Joyeux anniversaire, Tata ! »), indifférent au cours délirant du monde (et ils avaient raison), et nous, eh bien, nous aussi. Faut-il être fou pour vivre heureux ? Ne peut-on donc que se mentir ? Mentir à tout le monde ? Partout, sur les murs, on peut lire « Je te crois », mais n’est-ce pas vrai, pourtant, que tout le monde ment ? Or, comment croire qui ment ? Et moi, qui mens,  comme tout le monde ment, comment puis-je seulement me croire ? Comment puis-je écrire ? À Daphné, qui me fait remarquer les écorchures sur mes pieds (elle a mal pour moi, me dit-elle), j’affirme que ce sont les stigmates, ce à quoi elle répond : Mais, tu ne crois pas en Dieu, Papa ! C’est vrai, en effet, mais l’incroyance n’emporte pas l’inexistence, pas plus que la croyance l’existence, pas plus que l’existence, la croyance, pas plus que l’inexistence, l’incroyance. Mais si rien n’emporte rien, comment croire en quelque chose ? Et si l’on ne croit en rien, comment faire quelque chose ? Et si l’on ne fait rien, comment vivre, comment tenir le coup, comment continuer ? On ne peut pas passer son temps à mentir, se mentir, ou bien le peut-on ? Ce n’est pas que j’admirais chez l’âne son absence de soucis. De soucis, à la vérité, il en avait, et de bien moulés, qui tombaient de son cul en force paquets. Ni que sa vie avait l’air plus vraie que la mienne — je ne savais rien de ses pensées. Mais, là, dans son enclos, il m’a ému. Au loin, claque un éclair. Et puis, gronde, le tonnerre, à présent.

20. Là où j’étais assis, devant ce mur qui me parut moins bleu que gris, ce jour-ci, sans doute était-ce l’effet de la pluie, je ne m’efforçais pas de surmonter la peur que j’avais exprimée la veille, j’essayais de l’abandonner, à pourrir dans un recoin du temps, un recoin de l’univers. Peu importait où, du moment que c’était loin de moi.

21. La nuit, j’avais rêvé que je mourrais de morts dont d’autres étaient morts déjà.

22. Question impie : Chanter faux à la gloire de Dieu, est-ce chanter la gloire de Dieu ? C’est toute une civilisation, de fait, qui s’est effondrée, et nous avons beau en admirer les ruines — elles sont là, tout autour de nous, et chaque jour qui passe, nous comprenons un peu moins ce dont elles sont les ruines, et chaque jour qui passe, nous devenons un peu plus des ruines —, nous n’avons pas la moindre idée de ce que nous pourrions faire d’autre avec. C’est là, mais à quoi bon est-ce là, à quoi bon est-ce ? Personne ne le sait, et qui affecte le contraire ment. Ces débris sont trop jeunes encore. Ils sonnent creux. Et un Chinois y est plus à sa place que n’importe lequel des Européens. 

23. Le matin, tout en me changeant (même modèle, différente couleur), j’avais déplacé les petits fétiches de pierre ramassés en chemin les jours précédents dans la poche intérieure de la poche droite de mon bermuda. Et ces gestes — ramasser d’insignifiants petits cailloux, les glisser dans une poche où je pouvais les toucher avec mes doigts et les porter avec moi — me paraissaient avoir une importance considérable.

24. Fais attention au temps. Oui, sois tout ouïe pour lui. 

25. Tous les soirs, à peu près à la même heure, un chien hurlait. Cela durait une heure ou deux. Et puis, il s’arrêtait. Un soir, par hasard, je n’étais pas sorti pour cela, j’aperçus le chien qui hurlait derrière le portail en bois d’une maison. C’était une sorte de chien de traineau, je ne m’y connais pas en matière de chien, mais c’est ce que je dirais de lui si on me le demandait, de la race de ceux que l’on s’attendrait à trouver aux alentours du pôle Nord, mais pas dans une petite ville de province à moins de deux heures de Paris, plus ou moins à l’abandon, plus ou moins maltraité. D’un blanc tirant sur le gris, des yeux très clairs, quand je le vis à travers deux planches un peu plus écartées que les autres, au-dessus de l’endroit où les deux portes du portail se verrouillaient, je tapai spontanément dans mes mains, deux ou trois fois. Soudain, le chien cessa de hurler. Moi aussi, comme en réponse, de mon côté du portail, je m’arrêtai un instant. Il n’y avait plus le moindre bruit. Je compris que le chien retenait sa respiration. Et la mienne. Comportement probable de qui attend une présence qui ne vient pas, ou trop tard, de qui ressent la solitude, et la tristesse. Pose une question à laquelle personne ne sait répondre. Je repris mon chemin. Et très vite, l’entendis qui recommençait de pleurer.

26. Pense à tout ce que l’on s’inflige, s’il est vrai que, ironie de la morale, et quand même on ne le voudrait pas croire, tout ce que l’on inflige à l’autre, c’est à soi-même avant tout qu’on l’inflige.

27. Il m’a toujours semblé étrange, je veux dire : infiniment loin de moi, d’acheter un chien ou de faire un enfant pour s’évertuer ensuite le faire souffrir. Même si je ne sais pas très bien comment l’on passe du chien à l’enfant sans solution de continuité, je me demande : D’où vient ce besoin de s’en prendre au plus faible pour exercer son pouvoir de faire le mal — pure destruction ? 

28. Questions naïves, certes — y en a-t-il d’autres ?