Je sais que dehors il y a le monde social, et ce n’est même pas que cela ne m’intéresse pas, non, — c’est tellement mauvais. Je dis dehors, et je sais qu’il faut se méfier des métaphores spatiales, mais en l’occurrence, c’est celle qui convient : ce dehors n’est pas chez moi, n’est pas là où je me trouve, là où je veux me trouver, et c’est tant mieux. Si je n’ai littéralement pas tort de dire dehors, en revanche, j’ai tort de dire le monde social : moi aussi, je suis le monde social, le monde social n’est pas la propriété des autres, moi aussi, j’y suis, m’y tiens, à défaut d’y tenir tout particulièrement, moi aussi je parle, je peux parler, je peux me lier, me relier, me lire et me relire, non, ce n’est pas cela, ce que je voulais désigner par cette expression un peu trop facile, un peu simpliste, un peu trop sociologique de monde social, c’est la comédie du pouvoir qui se joue devant moi, et sa nullité, pièce improvisée, interprétée par des acteurs de dernière catégorie, dont on ne voudrait pas même pour tourner dans les pires des pochades, les plus indigents des navets, et qui sont là, pourtant, aux aguets, pourtant, se tiennent prêts, pourtant, s’imposent, forcent les gens, et moi, je ne veux pas d’eux, je veux qu’ils disparaissent. Comment se fait-il, alors, que chaque nuit je ferme les yeux, je dors, et quand je les rouvre, chaque matin, ils sont toujours là, ils sont allés un peu plus loin, littéralement doubles : plus loin dans l’indignité et plus loin de moi. Snob ? Je ne sais pas, je ne crois pas : existe-t-il des coteries de un ? Probablement que pas. Aussi, me contenté-je d’être moi. Hier au soir, avant de m’endormir, j’ai écouté Stéphanie d’Oustrac chanter les Nuits d’été de Berlioz et, ce soir, avant de dîner, j’ai écouté Véronique Dietschy chanter des mélodies de Debussy, et cela, ces femmes accompagnées au piano, qui chantent des mélodies françaises, je ne saurais dire pourquoi, il me semble que c’est ce qui se tient au plus près de la vérité, une vérité qui ne se réduit pas au texte (quand même j’aimerais tant pouvoir écrire « hélas ! » comme Verlaine, le même « hélas ! » que l’on trouve dans la Recherche ainsi que dans les lettres, à Madame Straus, notamment, de Proust), qui ne se réduit pas à la musique, qui est quelque chose de plus que cela : ce n’est pas un en-plus et, si l’on enlevait le texte ou la musique, cela n’existerait plus du tout, mais ce n’est pas un en-moins, non plus, c’est là, mais pas sur le mode de la présence, c’est là, mais pas sur le monde de l’absence, c’est le privilège de la musique, peut-être, étrangère à tout mystique de l’ineffable, puisque tout est dit, tout est là, il ne manque rien, pas un mot ni une note, et quand c’est juste, il n’y a rien en autre, tout est là, il faudrait presque pour en parler se livrer à une sorte de musicologie négative, mais notre sujet ne se retire ni ne se rétracte quand on l’évoque, il suffit pour l’entendre de tendre l’oreille. On risque toujours de se vautrer dans le bas-côté quand on parle de musique, comme ces spécialistes qui, évoquant la surdité de Beethoven, sont à même de broder indéfiniment sur le thème heideggerien de l’écoute sans le son. C’était une émission sur France musique. J’ai éteint. C’était trop bête. Et j’ai écouté Véronique Dietschy chanter Debussy. En silence.
36. Je connais les explosions de l’enfant, sa violence incontrôlable, l’éruption, le refus d’un monde qui ne se plie pas à sa volonté, pire : qui ne ressemble pas à ses désirs, qui nie là où elle s’affirme ; — ce sont les miennes, toutes. Et je me déteste en elle. Et je m’aime en elle. Et cela, c’est l’existence.
37. Pas un livre pour convertir ni un livre pour divertir. Pas un juste milieu. Un livre pour exister. Un livre impossible et inclassable, tel que toute vie devrait l’être. Un livre classable (*) est un livre rendu possible par un autre, autorisé, qui peut avoir des mérites — pourquoi n’en aurait-il pas ? tout ne mérite-t-il pas d’exister ? —, mais sauve toujours les apparences, cherche à reconstituer avec lui-même et les autres une unité, à renouer avec une existence passée, morte, finie. En retard, tous les livres classables, toutes les vies possibles le sont. Pas un livre pour convertir ni un livre pour divertir, un livre pour inventer, tout inventer, rivé sur le néant.
38. Assis à ma table d’écriture, j’entendis les cloches de l’église sonner. Église déserte, délabrée, célèbre pourtant, enfin, un peu, hangar à touristes, enfin un peu, médiocre support de communication, vestige fragile d’une civilisation finie, pas accomplie, comme une bête qui souffre trop : achevée. Les civilisations s’achèvent. Elles s’accomplissent dans la forme que prend leur anéantissement. Et ensuite, elles passent. On s’en souvient, comme des jolies histoires à raconter auxquelles personne ne croira plus jamais.
39. Quelle est ma civilisation ? (Pense à la civilisation de qui ose chanter faux à la gloire de Dieu, voire de qui ne chante pas du tout.) Me posant la question, je savais ce que j’allais y répondre : De civilisation, je n’en ai pas. Ma question était donc malhonnête, mais la réponse, elle, non pas moins vraie.
40. Le paysage tout autour de la route défilait aussi vite que les idées, rien dans l’esprit que ce que les yeux voyaient, rivés sur l’asphalte, le bitume fondu, durcissant ensuite, qui avait gardé traces des passages successifs. Depuis mon habitacle vitré, je pouvais apercevoir de petits animaux morts — lièvres, hérissons, divers oiseaux écrasés ou, plus gros encore, un marcassin renversé, figé là, sur ma gauche, impotente statue, figure hiératique de l’abandon. Découverte en passant, la nature est hostile. Et la nature humaine, — pire.
41. Je suis un civil sans civilisation.
42. Et tout ce que je ne peux pas dire.
(*) Qu’est-ce qu’un « livre classable » ? Un livre dont on sait déjà, avant même de l’avoir ouvert, l’usage que l’on en fera. C’est-à-dire : un livre pour lequel on n’a pas d’usage, mais un livre usager. Évidemment, si seuls les livres souffraient de ce genre de défaut, nous n’aurions pas à nous plaindre, mais les livres ne sont qu’une image partielle de notre existence tout entière.