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Angoisses, diverses. Hier au soir, au début de la nuit, ayant du mal à dormir, chaque fois que je me réveillais (mais combien de fois cela s’est-il produit ? je ne sais pas, peut-être une seule à peine), je songeais que je n’avais pas de succès, que je ne gagnais pas d’argent, et qu’il était donc absurde d’aller visiter la maison que nous allons visiter demain matin parce que, à cause de moi, nous ne pourrions pas l’acheter, et chaque fois, d’un revers de ma main mentale, je tâchais de chasser cette idée, avec plus ou moins de succès, cette idée, si elle n’est pas tout à fait une idée fixe revenant tout de même assez souvent chez moi, peut-être parce qu’elle est vraie, — et fausse à la fois. Ensuite, dans la matinée, dans un lieu touristique où nous nous sommes rendus pour faire plaisir à Daphné, je me suis trouvé avec des gens, et c’est la deuxième angoisse que j’ai ressentie. Double angoisse que cette deuxième angoisse, parce que, d’une part, en effet, il faut bien voir les gens, tels qu’ils sont, et non pas tels qu’on voudrait qu’ils fussent — il ne faut ni voiler ni travestir la réalité —, mais, d’autre part, on a beau savoir qu’il faut les voir, les gens, et la voir, la réalité, on n’est jamais préparé à les voir vraiment, à la voir vraiment, et, quand on les voit, vraiment, c’est toujours une manière de choc, pas violent, non, mais comme si l’on tombait en une condition plus dégradée de l’existence que celle qu’on avait l’impression de vivre auparavant (avant le contact avec les autres). Il y eut cette femme qui, avec une fort accent du sud-ouest, au sortir d’une exposition qui lui est consacrée, prononça cette sentence définitive : « Ouais, il faut aimer Tintin, quoi… » Cette mère de famille qui me sembla capable de tenir le même sourire figé pendant des heures jusqu’à prendre le bon selfie avec ses deux filles qui tâchaient de l’imiter sans succès, ce qu’elle ne manqua de leur faire remarquer. Ces deux hommes qui firent tinter leurs bouteilles de bières pour trinquer (c’était midi, l’heure du pique-nique). Et les tranches de jambon qui dépassaient des bouches affairées à mâcher, mâcher, mâcher, mâcher. Combien de milliards de mandibules ainsi occupées ? Ce n’est pas que, moi, je ne mange pas, ni que là où je réside depuis un peu plus d’une semaine il n’y ait pas de ces gens, les mêmes ou à peu près. De fait, il y en a, des gens. Il y en a partout, des gens. L’existence humaine semble infatigable. L’autre soir, quand nous nous sommes arrêtés au café de la place pour boire un verre à l’heure de l’apéritif, quand avec plaisir j’ai accepté les cacahuètes que nous proposait le cafetier (tout ceci est trivial, mais c’est la vie), j’ai bien vu cette femme singer ma façon de parler parce que, son geste et son intonation parodiques ne laissaient aucun doute à ce sujet, elle la jugeait précieuse, snob, ce qui m’a étonné parce que, moi, j’avais simplement l’impression de parler normalement, c’est dire le gouffre qui nous sépare non seulement des autres et de nous, mais de nous et de nous-même, dans l’idée que se font les autres de notre personne et dans l’image qu’ils nous en renvoient, souvent, l’on se voit comme en un miroir, peut-être pas si déformant que cela, j’ai bien vu tout cela, mais s’il y en a, des gens, ils sont moins nombreux, ils ne sont pas regroupés, ils ne convergent pas en un seul et même lieu, comme l’exige d’eux-mêmes l’ethos du touriste, triste époque. Triste époque ? Je ne sais pas. Je ne sais même pas ce que cette expression est supposée vouloir dire. Elle m’est venue comme ça, alors il m’a semblé que je devais l’écrire comme ça, mais peut-être que j’ai commis une erreur de le faire comme ça, je ne sais pas. Est-ce que je m’imagine que je la corrige en me commentant comme ça ? Pourquoi ai-je écrit cette page aujourd’hui ? Parce que je n’ai pas eu le temps de me consacrer à l’incendie d’Albertine ? Possible. L’aurais-je demain ? Je ne sais pas. Je ne sais rien. Au moins, l’idée en est-elle notée ici, où ainsi ne tombera-t-elle peut-être pas totalement dans l’oubli.