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Je n’aurais pas dû m’assoupir, cette après-midi : au réveil, le monde était pareil. Et je ne sais pas, à présent, si c’est le sommeil qui pèse sur ma tête, me la fait sentir lourde, ou si c’est simplement le monde : quand on s’éveille, le regard étant neuf mais le monde pas, ne se crée-t-il pas une sorte de distorsion entre l’un et l’autre, qui nous blesse chaque fois en quelque manière ? Comme si nous étions toujours conduits à revenir sur nos pas, j’entends : malgré nous, et conduits, c’est-à-dire : contraints. Est-ce bien vrai ? Aucune idée. La capacité de mes semblables — c’est le nom, en effet, qu’ils se sentent autorisés à se donner —, la capacité de mes semblables à commenter des événements auxquels ils n’ont pris nulle part et sont résolument étrangers ne laisse pas de m’étonner : d’où vient cet étrange besoin d’appartenir ? De la conscience de sa propre vanité, de sa propre nullité ? Du désir de ne plus être soi-même, de ne plus être personne, de ne plus être rien ? Tout à coup, des gens se sentent « fiers d’être français », pour quelque chose qu’ils n’ont pas fait, qui n’est rien qu’un peu d’écume à la surface de l’univers indifférent à notre misère, à quoi ils n’ont aucun intérêt, sur quoi ils n’ont aucun pouvoir, et c’est cela, en effet, c’est cela que l’appartenance : le consentement à l’impuissance, la servilité. Ce sentiment — la fierté d’être français —, ce n’est en rien une posture : je ne l’ai jamais ressenti. Ce matin, alors que je m’apprêtais à sortir, j’y ai songé, je me suis dit : De toute façon, que t’importe ? rien ne te représente, pas de parti, pas de clan, pas de race, pas de religion. Je pourrais, à la rigueur (cette réflexion, c’est maintenant que je la fais), m’associer avec mes pairs moraux dans une sorte de club (il me semble que j’ai déjà évoqué cette éventualité), très fermé, of course, mais au-delà, je ne puis pas envisager de prendre part de mon plein gré à quelque mouvement de foule, de masse, de troupe. Ce matin, après m’être fait cette réflexion, je suis allé courir dans Combray. Il faisait doux, il pleuvait, et c’était très beau de me trouver là, dans cette humidité, à tourner autour de la bourgade, traverser la rivière, d’une rive à l’autre et puis de l’autre à l’une, parcourir les rues désertes, le parc de Swann, longer les champs, passer entre les bâtiments de cette ferme qui me semble abandonnée mais qui ne l’est sans doute pas tout à fait (la première fois que je suis passé par là, il y avait un véhicule agricole qui ne s’y trouve plus). J’ai couru onze kilomètres ainsi (trois fois le tour), me suis arrêté devant l’église. Les cloches sonnaient, mais elle semblait déserte. Je me suis approché, j’ai jeté un coup d’œil à l’intérieur. Il me sembla qu’il n’y avait personne à l’intérieur, à l’exception d’un homme (je l’ai vu en tournant la tête vers la droite, mais peut-être était-ce une femme), qui était là, immobile, assis sur une chaise dans cette petite chapelle. Une lampe éclairait les fresques très abîmées sur le fond desquelles il se détachait. Je ne me souviens que de sa silhouette — à cause de l’éclairage et du peu de temps que j’ai passé à l’observer, je crois que je ne me souviens même pas de son visage, je crois qu’il portait un chapeau, mais c’est peut-être l’image du mien ou une illusion mémorielle due à l’abat-jour de la lampe qui éclairait les fresques et se trouvait au niveau de sa tête, derrière lui, contre le mur —, mais cette vision m’a semblé d’une grande beauté, comme s’il y avait là une vérité simple que je pouvais voir mais sans la comprendre tout à fait ou, en tout cas, si l’on me demandait de l’expliciter en quelques phrases, je ne suis pas certain que j’y parviendrais. La preuve, j’ai beau réfléchir en m’efforçant de revoir en esprit cette image, je ne le puis pas.