L’orage gronde ; il fait si chaud dans la maison que je n’ai presque pas la force d’écrire. C’est vrai que les maisons sont comme des personnes (qui a dit cela ?), ou plutôt des mégapersonnes, ou plutôt des métapersonnes, elles ont une forme d’âme, de présence, je le ressens, ici, dans cette maison. Cette maison est une vieille dame, accueillante, elle m’aime bien et moi aussi, je l’aime bien, mais elle est un peu petite, il ne lui manque pas grand-chose, c’est vrai, mais comme toujours, il lui manque le plus précieux, une pièce en plus : où écrire. Presque pas envie d’écrire, — pourtant, les premières phrases que j’ai écrites hier, les relisant ensuite, m’ont fait penser au commencement d’un livre. J’y ai songé, en fin d’après-midi, le thermomètre de la voiture indiquait 34,5°C, 35°C, 35,5°C, 36,5°C, je roulais du Vendômois à la Beauce en passant par le Perche, et je pensais aux phrases que j’avais écrites la veille, au début du livre qu’elles m’évoquaient, peut-être moins aux phrases exactes qu’à la tonalité de ces phrases, et je me disais : Cela ferait un bon début de livre. Qui sait ? Cet après-midi, dans l’Abbatiale de la Trinité de Vendôme, j’ai été fasciné par la profondeur et la luminosité du bleu de la robe de la Vierge à l’enfant. Là-haut, dans son vitrail, vieille de presque neuf cents, ses cheveux blonds, presque blancs, sous sa couronne d’or, son visage grave, serein, elle me sembla si jeune. Jeune, comme l’est toujours la vie. Dans l’église encore, les stalles du chœur avaient des miséricordes sculptées pour permettre au moines de reposer leurs fesses pendant les trop longues prières : des animaux fantastiques, des zodiaques, un homme vert, un sarrasin pas très malin, des petits personnages cachés dans les feuillages, un escargot affamé, toute une civilisation. Pendant la Révolution, les stalles furent vendues comme bois de chauffe. Toutes n’ont pas servi, manifestement. Parfois, quand je pense à cette période (la Révolution), et me dis que, l’eussé-je vécu, il m’eût semblé que c’était la période la plus bête du monde. Et pourtant, autour de la clôture, tournait une chien tenu en laisse par la sainte famille de ses maîtres, lesquels, un peu plus tard, un peu plus loin, joueront (la mère, le fils) à s’asperger d’eau bénite, et c’est vrai qu’il faisait chaud, aujourd’hui. Pas dans l’église, il faisait frais dans l’église. Mais ce n’est pas à cela que je veux penser. Continuant notre périple miniature, nous nous arrêtâmes à Montoire sur le Loir là où, il n’y a pas si longtemps sur l’échelle de l’histoire, le Sauveur de la France serra la main du Führer venu d’outre-Rhin. Dans le petit musée organisé autour d’une collection particulière, Daphné s’arrêta devant un agent civil de la Gestapo, dont les lunettes noires, le manteau en cuir de cheval noir, la croix gammée à la boutonnière, le brassard du parti nazi et les menottes type cabriolet, malgré l’inertie du mannequin qui était affublé de toutes ces souvenirs d’époque, faisait encore froid dans le dos. À quelques minutes de là, en l’église romane Saint Genest de Lavardin, qui n’aurait pas été ému par la vue de ses peintures à fresque que le temps (et la chaux dont elles ont été recouvertes pendant des siècles) a presque effacées ? Christ en majesté, enfer, paradis, baptême, saint François parlant aux oiseaux, et tout ce que j’oublie. Mais pas cette « émotion collective » à laquelle, et à elle seule, semble-t-il, l’époque, gavée de son esthétique kitsch qu’on appelle « populaire » mais qui est en réalité étrangère à tout peuple, ne parle pas au cœur, ne remonte pas aux profondeurs inconnues de la nuit des temps, à l’origine des origines, n’offre ni sens ni destin, et encore moins de salut, non, — une émotion simple, personnelle, fragile, effrayée et sublimée par cette fragilité même, la conscience de la précarité de toute existence. Est-ce la chaleur qui m’aveugle ? Peut-être, mais je ne puis m’empêcher de voir une profonde solidarité entre la sacoche noire de Benjamin et ces fresques passées de mode à la chaux, ces tombes violées par des fanatiques, et toutes les églises qu’aujourd’hui encore des hordes de béotiens en vacances profanent sans vergogne. Tout finit dans la perte, et il nous faut garder le peu que nous en pouvons sauver.