Ce matin après l’orage, il n’y avait pas internet à Combray, — et c’était une sensation extraordinaire. J’ai allumé la radio, mais très vite, je l’ai éteinte parce que je ne supportais pas ce que j’entendais. Je préférais penser mes pensées. Lesquelles pensées, enfin libérées par l’absence d’internet (même si on l’avait voulu, on n’aurait pas pu faire autrement), étaient disponibles, toutes là. Étaient-elles passionnantes, ces pensées ? Je ne le crois pas. En fait, elles étaient étranges parce qu’elles étaient un peu vides. D’habitude, on se lève, on consulte ce qu’il s’est passé dans le vaste monde durant son absence nocturne, on prend connaissance des diverses opinions que les événements qui ont eu lieu dans ce vaste monde ont suscitées, et puis, mais seulement après tout cela, on en vient à considérer ses propres pensées, lesquelles pensées ne sont dès lors même plus vraiment des pensées à soi, mais des pensées qui sont les effets d’une longue chaîne causale dont nos pensées sont un bout, mais parmi d’autres, tant d’autres, mais comme il y a des milliards de bouts sur terre, en tout cas, les pensées n’ont plus rien d’originaire, elles sont causées, lointainement, par des causes qui ont eu lieu ailleurs. Et ainsi, c’est ce que l’on peut se dire, cela, moi, je ne me le suis pas dit sur le moment, j’étais trop occupé à chercher mes pensées autrement absentes, autrement manquantes, autrement perdues dans les pensées des autres, c’est seulement maintenant que j’y pense, à présent que je pense à mes pensées pensées, l’individu en tant que source de la loi, de la raison, en tant que principe originel, cause sans cause, autonomie, et tout ce que tu veux, l’individu n’est plus qu’un ersatz de ce que la modernité avait cru voir en lui, une sorte d’effet trop causé, une sorte de terminus ad quem, ou cul-de-sac, de fin des fins, mais pas bonnes, les fins, pas fines, les fins, non, rien que tombées là, on se demande bien pour quoi. Comme chaque fois que je cherche ses pensées sans être certain de les trouver, ce matin, après l’orage, j’ai ouvert mon carnet, et j’ai écrit dedans. Cela faisait un peu trop longtemps que je ne l’avais pas fait, et je me suis senti heureux de pouvoir y noter ce qui me venait à l’esprit, — sans distraction aucune. Je ne l’ai pas noté dans mon carnet, mais je crois que ce qui m’a le plus distrait, c’était précisément cela : l’absence de distraction. Comme si, d’un coup, tout le monde auquel nous avions été habitués depuis bientôt un quart de siècle était mis entre parenthèses, et cette ἐποχή était un phénomène aussi étrange que beau, dérangeant, perturbant parce qu’elle nous amène à prendre en compte plusieurs éléments que voici : premièrement, ce à quoi nous sommes le plus habitués, et qui constitue assurément notre civilisation, cela, à n’importe quel moment, peut cesser d’un coup, et il ne faut presque rien pour ce faire ; deuxièmement, de fait, cette expérience est unique dans l’histoire de l’humanité, tant par son caractère soudain que par son caractère éphémère, notre expérience est marquée par la suspension, l’interruption, l’impermanence, notre expérience disparaît sans cesse, nous est sans cesse ôtée et revient sans que nous n’y puissions rien faire, — en vérité, ce n’est plus notre expérience ; ainsi, troisièmement, notre civilisation porte-t-elle en son cœur même la fragilité, la précarité, l’instabilité, la stabilité n’étant qu’une illusion de surface ; et là où il fallait des siècles naguère pour défaire un monde, désormais, quatrièmement, il ne faut guère plus qu’un orage pour l’interrompre, et une catastrophe de peu d’envergure, en vérité, pour tout arrêter, d’un coup, d’un seul, in fine. Aussi, je ne sais pas ce qui m’a le plus réjoui : la pensée de mes pensées ou la pensée que toute cette civilisation, contrairement à toutes celles qui nous ont précédés et qui ont pris des siècles à se bâtir, des siècles à se détruire, celle-là, il suffira d’un rien pour la remettre à zéro, mais un zéro absolu, auquel on ne pourra jamais plus rien ajouter, et face à l’absence de laquelle addition il faudra inventer en revanche quelque chose de résolument neuf. Et qui, alors, ayant vu exposées de telles conditions, n’aurait pas le désir que cela arrive, et vite, et pour de bon ?