1824

Aéroplane dans le chœur,
d’où sur des lignes chimériques
s’envolent les églises
vers d’autres métamorphoses.
Un moro-sphinx dans le jardin de Montmirail, —
les filles de France sont toutes des salopes,
s’exclame-t-il.
(Un blanc d’au moins trois quarts d’heure s’ensuit.)
Ne te mettent-elles pas au moins un peu de baume,
leurs épopées sentimentales ?
Ou bien les nymphes hélicoptères ?
Je l’interroge ainsi, mais lui : silence.
Alors, je maintiens l’allure sublime ;
un héros plane dans mon cœur.

43. Est-ce qu’un corps qui tombe est plus lourd que ce même corps qui ne tombe pas ? Ou bien s’affranchira-t-il, à la faveur d’un paradoxe grave — le paradoxe des graves — des lois de la pesanteur ? Qu’est-ce que l’échec ? La chute ou le renoncement, l’exercice de l’effondrement ou notre manque d’imagination ?

44. La nuit durant, je m’étais réveillé, saisi par la certitude de mon échec, l’obsession d’être non seulement un écrivain raté, ce qui passe encore (a-t-on vraiment besoin d’écrivains, réussis ou pas, a-t-on réellement besoin d’un écrivain de plus ?), mais — qui plus est — d’être un raté tout court, une sorte de parasite dont les victimes, consentantes ou non, dormaient ici, dans mon lit même ou non loin de moi : mon enfant et sa mère, mon épouse. J’en voulus soudain à la terre entière, et à moi-même plus en particulier. Et puis, me rendormis. Dieu merci, me dis-je au réveil, je ne souffre pas d’insomnie.

45. Dans le jardin public, l’enfant jouait. Je la regardais de loin. Pour ne pas la déranger. 

46. L’enfant, notai-je aussi dans mon cahier — et cette fois, par enfant, j’entendais une manière d’enfant en général, un concept, et non pas pas une personne donnée, nommée Daphné —, l’enfant commence par prendre ses désirs pour des réalités. C’est ensuite, vieillissant, que nous oublions. Et recommençons avec notre mortifère sérieux d’êtres rassis.

47. Existe-t-il être autre que rassis ?

48. Par terre, restes de jeux d’argent, du genre de ceux que l’on gratte pour découvrir une certaine somme ou, plus probablement, rien, déchirés et jetés par terre. Là aussi, mégots de cigarettes écrasés, au même endroit, à côté du jardin d’enfants qui ne voient pas encore le monde que nous sommes en train de leur préparer. Petites fleurs jaunes et tilleuls sur la droite. Comment supposer qu’un tel ensemble — bigarré s’il en est — puisse posséder le moindre sens ? Aucun sens n’est donné. Ne crois pas ainsi que quoi que ce soit te précède — c’est une illusion — ; il n’y a que des bouts éparpillés à la surface de ce que tu inventes. N’est-ce pas bien assez ?

49. Est-ce bien assez ? Qu’est-ce que cela, le bien-assez ? 

50. C’était le matin. Le calme était dans la maison. Je fis couler un de ces cafés en capsule qui peuplent désormais les cuisines de tout l’Occident et que je ne bois que, par hasard, par malheur, par défaut, hors de chez moi, ou pendant les vacances. (*) J’allais penser à quelque chose, mais au moment de, ne trouvai plus quoi. Pourquoi employer un tel mot ? Un mot double qui, d’un certain point de vue, peut sembler énorme, obèse, surpeuplé et, d’un autre, parfaitement vide. Lourd, mais donc creux. C’est la capsule qui fait l’Occident, me dis-je. C’est une communauté d’objets possédés, pas d’idées partagées. Plus personne ne partage d’idées, on ne fait plus que prier, crier, pleurer, ou se taire. Et mourir.

51. Vaines déplorations. Comment en serait-il autrement ? 

52. Odeur d’un feu sur lequel on aurait jeté de l’eau croupie pour l’éteindre. Depuis quelques jours, quand j’ouvrais les fenêtres, c’est ce que je sentais, et partout autour de moi, dans le nez qui me poursuivait, le parfum d’une terre fraîchement humide après qu’elle aura été sèche trop longtemps, d’une aridité prolongée, et inhabituelle, laquelle monte jusques au ciel, et tout pénètre. Odeur défunte, manière de souterrain omniprésent. Il faut qu’il y ait de la mort pour qu’il y ait de la vie, ce que dit une vieille croyance, là où il n’y a pas de mort sans vie.

53. Faudrait-il alors ne pas vivre, et prôner le non-être, ne pas écrire ?

54. Je courais à travers champs, sur les routes, vent de face, ou bien rabattant les cheveux par derrière sur le visage, légèrement sur le côté, de moins en moins châtain, mais pas tout à fait blanches encore, épaisses mes mèches, brunes encore, que je repoussais du bout des doigts, je courais, et quand je n’en pouvais plus de courir, quand j’étais non pas fatigué de courir, mais fatigué tout court, je m’arrêtais, buvais l’eau fraîche, et m’asseyais à ma table d’écriture.

55. J’écrivais.

(*) Cette année, cinq ans plus tard, confronté de nouveau à cette sensation de l’infect, et au sentiment qui va avec, j’ai renoncé à boire du café sous cette forme. (Est-ce à dire que le goût s’affine, la personnalité s’affirme ?) Mieux vaut se priver de la chose plutôt que de se contenter de son erzatz. De toute façon, je le note en passant, peut-être un peu à la légère, elle nous échappe, elle n’est pas pour nous, la chose même.