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Pour réaliser quelque chose d’impossible, je prends du côté de Méréglise pour rejoindre Saint-Éman et me demande en chemin si quelqu’un aura déjà eu l’idée de suivre le dernier sentier qu’emprunta Walter Benjamin, en septembre 1940, entre Banyuls et Portbou. Que la réponse soit oui, une fois rentré à la maison pour vérifier, cela ne m’étonnera guère, mais ne me fera pas changer d’idée : je conçois le dessein d’emprunter à mon tour ce sentier pour faire dans l’autre la route que nous avions faite, avec Nelly, l’hiver avant la naissance de Daphné quand, revenant de quelques jours passés à Barcelone, nous avions rejoint Portbou depuis Blanès. Ce récit fantôme, comme je l’avais appelé, je l’ai consigné dans le Feu est la flamme du feu, c’est le dernier conte de l’ouvrage. À l’époque, le côté de Bolaño m’intéressait plus que celui de Benjamin, et aujourd’hui, si les choses ont quelque peu changé, je garde toutefois un souvenir impérissable, comme on dit, de ce trajet en voiture, de ces haltes sur les rives de la Méditerranée, je me souviens du jaune étincelle, du bleu de l’écume, et du vent qui soufflait fort. Ce qui m’avait frappé, c’était le caractère absolument insignifiant de ces endroits : Blanès était une petite station balnéaire comme il y en a tant, et si ce n’était pas le décor de livres comme le Troisième Reich, il ne vaudrait certainement pas la peine de s’en souvenir, quant à Portbou, le sentiment est peut-être un peu différent (je me souviens de la beauté de la route pour rentrer en France, qui sillonnait entre les vignes), si Benjamin ne s’y était pas donné la mort et si Dani Karavan n’y avait pas rendu ses hommages au défunt, la bourgade ne figurerait pas sur la carte mentale de l’Europe. Carte mentale de l’Europe, peut-être cela, au fond, que je cherche à tracer, dessiner. Encore que l’adjectif « mentale » ne me semble pas convenir — ce n’est pas de cela qu’il s’agit —, mais qui oserait parler d’une « carte spirituelle » ? C’est un mot qui semble impossible, interdit pour nous. Alors quel mot, quel adjectif, quelle idée ? Carte de l’esprit de l’Europe ? Trop de génitifs. Carte de l’esprit européen ? Mais non, ce n’est pas l’esprit européen, c’est l’esprit de l’Europe, c’est tout à fait autre chose. À l’intérieur de la grande carte de l’Europe, il y aurait ainsi une carte des périphéries : Illiers-Combray, La Ferté-Vidame, Blanès, Portbou, et que sais-je encore ? Tous ces lieux improbables qui viennent à marquer l’espace de leur empreinte par la grâce des livres et, cette fois, oui, par la grâce de l’esprit européen. Pour beaucoup, ce sont des géographies miniatures, — on en fait le tour en quelques heures tout au plus —, mais elles sont pourtant d’une ampleur qui dépasse de loin l’espace où l’on pense pouvoir les faire tenir. Pourquoi alors vouloir emprunter le sentier qui passe la frontière si l’espace est incommensurable avec l’esprit ? Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit : l’esprit ne se réduit pas à l’espace, mais il s’y inscrit. Fontaine de Vaucluse, Seuilly, Sils-Maria, Skjolden. Tant de lieux où l’on peut mettre les pieds et sentir le temps à l’envers. Ce n’est pas à cela que j’ai pensé — en tout cas, je ne l’ai pas formulé —, cette après-midi, marchant entre ici et là. Il faisait chaud. J’avais vissé sur ma tête la casquette achetée au supermarché du coin, 8,99 euros, made in China, et je suis remonté à la source.