Elles m’émeuvent toujours, ces bésicles pincées sur le nez de Chardin. Et m’étonne l’étrange coiffe, sorte de pièce de tissu blanc retenue par un ruban bleu noué sur le côté droit du chef. Chardin, le peintre des choses mineures (« dans le talent des animaux et des fruits », dit — non sans une certaine bizarrerie, n’est-ce pas ? — l’Académie royale qui le reçut en 1726) et dont la profondeur est quasi insondable. Au nœud de la coiffe, répond celui du foulard, rouge pâle, légèrement rosé, où l’on devine des carreaux d’un gris bleu estompé, délicat, une sorte de veste marron, rien au fond que deux tons, beige et une bande presque noir, et puis ce regard tourné vers le regardeur, derrière les bésicles chaussées de l’âge. J’essaie de deviner l’expression d’une émotion que donnerait la bouche, mais n’en trouve pas. Alors, je me déplace, la peau est rasée de frais, les joues mollissantes, le front vaste, mais rien d’épuisé. Le regard n’est pas fatigué, concentré, au contraire, très, qui scrute, mais sans perversité, sans désir non plus de chercher un au-delà des apparences. Tout est là, tout est à plat, tout est plat, mais pas à la manière d’une platitude, non, à la manière de la vie même. C’est la technique, peut-être (« Pastel sur papier marouflé sur une toile tendu sur un châssis », dit le cartel, non sans une certaine lourdeur), qui implique cette douceur. Mais n’est-ce pas une herméneutique un peu facile, un peu rapide que celle-là ? Douceur ne veut dire ni fade ni trop sucré, mais sur le plat des choses, avec l’à-plat des êtres, la profondeur s’étendant entre le regard et le regardeur, dans un espace fictif — que se passe-t-il quand personne ne regarde le tableau ? — dans l’espace vide de la distance, de l’écart, là où précisément il n’y a rien. La profondeur est ouverte sur le rien. La profondeur ouvre l’espace du rien. La profondeur est tout au fond du rien. C’est ce que je vois — je regarde le regard se regarder —, mais le miroir fait défaut, il ne manque pas, il s’efface dans cet espace de profondeur plate : la peinture des choses et des êtres, que sont aussi les animaux et les fruits. Parfois, me vient un mot comme « humilité », mais je n’y crois pas, non, ce n’est pas cela. À cause de mon caractère, peut-être. Peut-être pas. Je suis à Orléans pour la journée. Les cathédrales m’indiffèrent. Dans les rues de la ville — de n’importe quelle ville passée un certain seuil — se jouent des scènes que l’on n’a pas le droit de décrire. Pourtant, c’est là, il suffit de regarder. Et je comprends, pensant à ce que je vois dans la rue, l’importance du regard, la place des bésicles dans mon histoire naturelle de l’humanité. Est-ce parce que le monde semble s’efforcer à se rendre insupportablement laid que j’aime tant Chardin ? Tout est là pour qui veut bien voir. Et sinon ? Eh bien sinon, Jean-Siméon, tant pis.