La laideur est-elle un voile ? Puis-je voir à travers elle ? Est-ce que je raconte n’importe quoi ? Je me suis assis devant l’étang, j’ai ouvert mon carnet, et j’ai écrit. Au loin, il y avait des bruits, et je ne sais pas trop si j’ai trouvé l’atmosphère qu’ils créaient bassement normale ou s’ils gâchaient le paysage. Et le paysage, existe-t-il ? Toujours est-il que j’ai écrit dans mon carnet quelques phrases qui avaient trait à ce que je voyais, ce que j’entendais, l’ensemble que je percevais, j’ai même noté le lieu et la date, me disant, tout en écrivant, tout à l’heure, je reviendrai faire le tour de l’étang en courant. Et, un peu plus tard, en effet, je suis revenu faire le tour de l’étang en courant. La vie est simple, parfois. Est-ce tout ce que j’ai à dire ? Je ne sais pas, oui, peut-être, que dire d’autre que n’importe quoi ? Dans la voiture, entre Combray, Chartres et Saint Georges sur Eure, là où donc l’étang se baignait, j’ai écouté les mélodies de Gabriel Fauté interprétées par Cyrille Dubois et Tristan Raës, et je crois qu’elles ont eu sur moi un effet irréel. J’ai écouté la moitié de l’enregistrement, environ, et j’ai eu l’impression d’une seule et immense chanson, laquelle durerait des heures, et pourrait s’étirer indéfiniment dans le temps, n’épousant pas la route, toutefois, mais faisant planer l’auditeur au-dessus, dans une sorte d’autre plan perceptif. Écoutant cette musique, je trouvais qu’elle se mariait (se marierait ?) à la perfection avec un paysage de campagne douce, vertes collines, choses comme cela, comme étangs, rivières, maisons. Les belles maisons me fascinent. L’ai-je déjà dit ? Qu’importe ? Elles me fascinent sans doute parce que je n’ai jamais vécu que dans des immeubles qui, s’ils ne sont pas objectivement laids, ne se signalent toutefois pas par des caractéristiques esthétiques particulièrement sublimes. À la demi-exception, dirais-je toutefois, de l’immeuble où nous vivons en ce moment, lequel, avec son style dix-neuvième haussmanisant (il a été bâti en 1870) signifie quelque chose quand les immeubles où j’ai grandi et ceux où j’ai vécu (rue des Boulets ou à Marseille) ne signifient absolument rien, ne sont que de purs et simples non-sens, pas architecturaux, non en tant que formes de vie, formes d’abri de la vie, ils sont des contradictions dans les termes : on y vit, mais on ne peut pas y vivre, ce sont des toits sur la tête, ce sont des domiciles, mais ce ne sont pas des maisons, pas des demeures, en tant qu’ils sont la forme de vie qu’ils sont, ils ne sont pas appelées à demeurer et, s’ils ne disparaissent pas, s’ils ne sont pas tout simplement rasés pour bâtir autre chose à la place au bout de vingt-cinq ans, c’est simplement que le sens esthétique de la civilisation qui les bâtit est dégénéré. Une maison, oui, tellement est cruciale l’idée d’un lieu idoine où vivre. Mais continuons la numérotation du matin du 29 juillet.
75. Le but n’est pas le but.
76. J’avais roulé deux heures, peut-être, pour me rendre à ce jardin. Une fois arrivé, voyant le petit peuple des voitures assemblées à l’entrée, je ne pus que renoncer. Je ne m’étais pas trompé, c’était bien là que je voulais aller. Mais ce n’était pas cela que je voulais, ou mieux : ce n’était pas ce là-là que je voulais, je voulais un autre là, peut-être pas exactement un au-delà (y en a-t-il ? n’y en a-t-il pas ? je ne le sais pas, et puis, c’est une question trop vaste ou trop restreinte, je crois, pour qu’on y réponse comme ça, forse che sì forse che no), mais pas cette chose-là, où les gens se pressent en masse. Faire comme tout le monde, non, on ne peut pas y échapper. Chacun partage avec le reste de l’humanité l’immense majorité de ses propriétés — raison pour laquelle on fait bien de parler de nos semblables —, mais ce n’est peut-être pas une raison suffisante pour pratiquer cette cohabitation agglutinée. Le paradoxe de ce pays, aurais-je pu penser à ce moment-là, quand je décidai, sinon de rebrousser chemin, du moins d’aller voir ailleurs, c’est qu’il est un désert, mais qu’on y retrouve toujours tout le monde au même endroit. Or, un lieu à habiter, un lieu à visiter, de même, bien que cela puisse se trouver n’importe où, ce n’est pas n’importe où. Parfois, il vaut mieux laisser place libre. Aussi, je partis.
77. Je l’observais quelque temps. À quelque distance silencieuse. Quand je lui demandai enfin pourquoi, tous les jours, il hissait le drapeau tricolore dans ce mince jardin potager, il me répondit que c’était son droit, On est encore en France, bordel, ajouta-t-il dans son patois, je crois. Vous avez raison, lui dis-je sur mon ton à la politesse contenue, mais vous n’êtes peut-être pas obligé d’en souligner l’évidence. Ce à quoi il répliqua en pointant sur moi le canon de son fusil. Je le saluai. Nous étions un 15 août. Pas une journée pour mourir. Surtout pas pour une chose aussi voyante et futile qu’une banderole bariolée.
78. Pourquoi y a-t-il tant de bêtise ? n’avais-je de cesse de me demander. Et qu’il n’y ait pas de réponse, ce fait en était-il une réponse en soi ? Ou bien ceci allait-il être ma façon de répondre à la question ?
79. Est-ce bien vrai que les réponses importent moins que les questions ?
80. Mais on ne peut pas vivre sans réponses. — Crois-tu que tu puisses vivre sans questions ?
81. Esprit es-tu là ?
82. Le matin du 30 juillet, je ne cherchai pas de formules. Pas la formule. Rien de définitif. Je ne cherchai pas la vérité. J’essayai de me lever, le plus simplement du monde. Gardai mon calme une seconde de plus. Fus le calme même là où, la veille encore, je ne l’avais pas été, n’avais pas su l’être. Je regardai par la fenêtre, assis à ma table d’écriture, les collines derrière les bâtis de béton, plus ou moins jaunes, plus ou moins roses, plus ou moins blancs, et au-dessus le ciel. Imperméable.
83. Je repensai aux paroles de l’enfant qui m’avait demandé la veille à peine pourquoi on ne pouvait pas escalader le ciel. Et ce rêve ancestral, ce rêve enfantin, ce rêve de l’humanité, Icare, Jacob, et compagnie, je n’avais pas envie de le laisser se détruire. J’avais envie de le maintenir en vie.
84. Cela serait-t-il mentir alors ? Je ne voulais pas détruire le rêve de l’enfance. Je ne voulais pas lui dire qu’on aurait beau escalader le ciel, mon amour, on n’y trouverait rien de ce que l’on y cherche. Cela serait-il qu’il n’y a rien à trouver alors ? Sans doute pas, non. Plutôt qu’on cherche dans le ciel quelque chose qui ne s’y trouve pas, quelque chose qui ne se trouve nulle part, et dont on a tant besoin pourtant, un lieu, unique — pourquoi en faudrait-il plusieurs ? —, on cherche dans le ciel ce qui ne s’y trouve pas, et ne se trouve nulle part.
85. Je me demandai : Qu’est-ce qui n’est pas mort ? Et cela voulait moins dire : Qu’est-ce qui subsiste ? que : Qu’est-ce qui flotte encore ?
86. Je me dis : Imaginons un cadavre — quoi d’autre imaginer à la surface ? —, verrions-nous, au-dessus de sa chair pas encore putride en tout, quelque chose survoler ? Exister là-dessus ?
87. Exister là-dessus, qui peut le souhaiter ?
88. Est-ce là ce qu’on appelle exister ?
89. Qu’appelle-t-on exister ?
90. N’attends pas de moi quelque réponse définitive. (Ni même quelque définition.) Nous en avons fini de poser des choses dans l’être. Nous préférerions les ôter plutôt, mais à quoi bon ? Et puis, qui sommes-nous pour vouloir, pour poser ou ôter, pour parler d’exister ?
91. Qui sommes-nous pour être ?
92. Il faisait chaud, comme éternellement chaud. Dans les yeux de l’enfant, je vis une vie que je n’aurais pu prévoir sans elle, sans sa présence étrange, évidente et inouïe, banale et inédite, comme tout ce que font les humains, sans le savoir souvent. Et c’était pour cela, pour cette vie, pour cet imprévisible-là, pour cette vie imprévisible que je l’aimai, et que, si haïssable fût-elle, j’aimais la vie.
93. Qui sommes-nous, nous qui ne sommes personne ?
94. Pas un geste. (La chaleur, peut-être.) Personne ne bouge. Tout le monde garde le silence. Est-ce le fantasme du temps mort, une image bizarre que tu projettes sur un espace décharné, le charnier du monde, le charnier qu’est le monde ?
95. Je n’ai pas de vision, tu sais, dis-je à l’enfant en réponse à l’une de ses innombrables questions. Toute mon énergie se concentre sur une seule activité, ou non activité, ou moins activité, je ne sais comment dire, bref, je le dis : ne pas trop manger. Garder l’estomac léger pour ne pas sombrer trop vite, ne pas gonfler, enfler, éclater comme un ballon plein de graisse.
96. — Pourquoi est-ce que tu racontes cela ? Qui crois-tu intéresser ? — Ceux qu’intéresse le destin de l’humanité. (Assertion modeste.)
97. En un clin d’œil, un battement d’aile, un tour sur le grand cadran, l’être humain est passé de la sous-alimentation à la sur-alimentation, de la question : Où vais-je trouver de quoi subsister ? à la question : Comment vais-je faire pour ne pas trop manger ?
98. Et moi qui suis là, écris, quel rôle est-ce que je joue dans cette étrange économie ?
99. Économie de l’étrange.
100. Deux façons de mourir de faim : trop ou pas assez.
101. Qu’est-ce qui subsiste ? Qu’est-ce qui subsiste sinon ce qui flotte ? Le reste est destiné à s’enfoncer, couler, toucher le fond, sans chance d’un coup de pied qui relance vers la surface.
102. Qu’est-ce qui subsiste sinon flotter ?
103. Les choses qui flottent ne se définissent pas, ne se saisissent pas, ne se contemplent pas, ne s’admirent pas, — on s’y baigne, c’est l’atmosphère, la mer, le monde élevé à la condition légère.