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Ce matin, quand je me suis réveillé, j’étais plein de souvenirs. J’ai tâché de les vivre un peu, de les explorer un peu plus, ensuite je me suis demandé si Proust avait eu recours à l’hypnose (ou à quelque autre forme de technique mentale) pour pénétrer ses souvenirs (quelle drôle d’idée, mais pourquoi pas ?), et puis je me suis demandé qu’en faire. Un roman ? Mais, justement, outre ceux de Proust, il y a tant de romans-souvenirs (même les livres sur Proust me paraissent inconcevables, mais c’est un bon fonds de commerce, j’imagine) qu’il me semble impossible d’innover en quoi que ce soit. Les consigner par écrit, ici, dans mon journal ? Mais alors, ne les détruirais-je pas, purement et simplement, n’assècherais-je tout ce qu’ils m’évoquent, les scènes, les émotions (les bonnes comme les mauvaises, pour employer ces notions un peu trop tranchées), n’épuiserais-je pas tout ce dont ils sont porteurs en puissance, ne découvrirais-je pas qu’ils sont creux, qu’ils n’ont rien à dire, qu’ils sont là, certes, comme des souvenirs, mais tout le monde n’en a-t-il pas, des souvenirs ? — Ne pas être l’écrivain qui singe sa mémoire. — Mais quel écrivain être ? — Faut-il être un écrivain ? — Mais n’est-ce pas déjà ce que tu es ? — « Ce que je suis », mon Dieu, quelle drôle d’idée. — Je voudrais être une princesse. — En attendant, nous flânons dans les églises, lesquelles, bien que fraîches par ces temps caniculaires, comme on dit à la télévision et partout ailleurs, non mais quel monde, tout de même, sont désespérément désertes. À Notre-Dame de Cléry, mot à mot, je me suis dit : « Qu’elle était belle, cette civilisation ». Et c’est vrai que j’ai du mal à penser que c’est la mienne. De fait, la civilisation chrétienne n’est pas ma civilisation, mais ce n’est pas ce que je veux dire. Tout ce que je vois, dans tous ces endroits où je passe, tout cela est mort. Quelques édifices (on pense, bien évidemment, à Notre-Dame de Paris, et l’émotion que, paraît-il, son incendie suscita il y a quelques années de cela, et qui fut en vérité une émotion patrimoniale, comme un propriétaire terrien qui voit la grange de son fermier partir en fumée, et calcule de tête les sommes que les dégâts représentent) sont comme les arbres qui cachent le désert, mais dès qu’on sort de cet environnement trop cartographié, trop visité, pour aller voir du pays, pour aller voir la France, telle qu’elle est et non telle qu’on voudrait qu’elle fût, on ne peut que constater que la civilisation dont nous nous réclamons est défunte. Comment se réclamer de défunts ? Et pourtant, de qui, sinon de défunts, ne cesse-t-on de se réclamer ? Alors, j’étais là, par cette chaude journée d’été, je regardais cette statue de la Vierge à l’enfant, qui, le 26 mai 1670, en fin d’après-midi, c’est du mois ce dont furent témoins les chanoines de la collégiale, se mit à pleurer, et je ne vis rien. Parce qu’il n’y avait plus rien à voir. Et tout ce vide, partout, qu’est-ce qui le comblera ? Rien, probablement. Le voilà, en tant que peuple, notre destin. Admirez, bonnes gens, admirez qui vous êtes désormais.