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Est-ce que je ne m’épuise pas à alimenter comme je le fais chaque jour ce monstre de langage ? Ne me dévore-t-il pas (en un sens comme en un autre) ? En fin de journée, j’étais allongé sur mon lit, et je songeais que je n’avais rien à dire, et cela, déjà, n’était-ce pas les prémices qui annonçaient l’écriture à venir ? Là, allongé sur mon lit, j’ai eu une sorte de vision : en un éclair, des images de l’année dernière me sont revenues, et je me suis absorbé en elles quelques instants. Un peu plus tard, au moment du dîner, ces images ont commencé à prendre la forme de diverses phrases, non totalement formées, des bribes, et j’avais l’impression que toute une toile de langage se tissait toute seule, devant moi, à mesure que les phrases se formaient. « Toute seule », ce n’est sans doute pas l’expression qui convient le mieux, « toute seule », c’est-à-dire : sans que la volonté n’y ait réellement de part, d’elles-mêmes, pour ainsi dire, comme si j’étais absent, ou plutôt présent dans le langage. J’étais là, assis à table, j’étais en train de couper ce morceau de fromage de chèvre et ce morceau de pain, et j’étais aussi ailleurs, là où mes phrases me portaient, dans une autre ville, à près de mille kilomètres de l’endroit où je me trouvais, et ce transport instantané n’avait rien de mystérieux, une écriture en train de prendre forme lui donnait tout lieu d’être. Très vite, c’est comme si le plan de la ville à laquelle je songeais était devenu le plan de l’écriture ; ce plan, je ne l’avais pas sous les yeux, il était dans mon souvenir, un plan imparfait sans doute, limité aux déplacements que j’avais effectués dans la ville pendant le séjour que j’y ai fait, et limité, qui plus est, aux souvenirs que j’en garde, mais un plan qui me permettait de circuler à distance de la ville dans la ville même : à partir de la place, en prenant la direction de la main droite, le lac, et au bout du lac le lieu de naissance du poète, en prenant la direction de la main gauche, le palais, avec ses fresques monumentales dont l’image m’était revenue allongé sur mon lit, bien que, dans la réalité, je viens de vérifier en regardant la carte, le palais et le lac se trouvent orientés de même par rapport à la place, et déjà, donc, sans même le vouloir ainsi, les courbes de la mémoire et de la réalité dessinent un cercle, automatique, en quelque sorte. C’est à dessein que je reste vague ici : je ne veux pas que le monstre de langage dévore mes imaginations, je veux les laisser encore un peu en retrait, non pas les cacher, ne pas les rendre trop explicites, comme si le souvenir, les images, la réalité de la carte et l’imagination des déplacements pouvaient travailler en secret ou en silence, je ne sais, sans mon moi complet, total, absolu, que devient ce journal, quand j’y pense, ce géant de langage. Ne tombent-ils pas, sur la fresque du palais, les géants ?