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Toujours quelque chose est en train de se passer. Cette phrase est un peu banale, c’est vrai, mais je dois dire pour ma défense que je n’avais pas envie d’écrire ce soir. Pourquoi le fais-je alors ? Par devoir ? Non, c’est un sentiment qui m’est assez étranger. Par conviction, peut-être ? Mais conviction de quoi ? Je ne sais pas, ou bien si, toujours la même (sinon, ce ne serait pas une conviction, me diras-tu) : que l’espace où le langage peut se déployer, et qui se réduit à mesure que notre étrange civilisation progresse, ne doit pas être abandonné à qui sont les colons de cette nouvelle ère, et dont le vacarme est la forme d’expression spontanée. Car, c’est une civilisation : on a tort de penser que c’est un phénomène de dé- (-construction, -struction, -civilisation), au contraire, c’est un phénomène positif et c’est justement sa positivité qui fait toute son horreur, parce que les gens trouvent convenables de vivre comme ils vivent, d’aimer ce qu’ils aiment, d’être ce qu’ils sont, or, c’est justement cela, une civilisation : la conviction d’être l’apogée de l’histoire. Mais pourquoi est-ce que j’écris cela ? Je ne sais pas. Du dehors, me parvient un échantillon irritant de cette odieuse musique qu’on entend partout, et ce n’est pas tant la révélation de sa présence qui me dérange (j’entends : à mes oreilles) que l’omniprésence de ces formes-là. Et c’est vrai que, spontanément, du fait de la sensibilité qui est la mienne, ces formes, j’ai envie de les nommer « dégradées », mais c’est simplement qu’elles appartiennent à une civilisation nouvelle, une civilisation qui n’est pas la mienne, qui est celle de l’écrasante majorité des humains vivant sur terre en même temps que moi. Et ce midi, soudain, j’ai eu envie d’être à Florence. Pourquoi ? Le 15 août, Ferragosto, sans doute. Un an depuis que je ne suis pas allé en Italie et le manque se fait sentir. Pour me consoler, j’écoute les Histoires de peintures de Daniel Arasse, même s’il avait une préférence pour Sienne (où, je crois, je ne suis jamais allé, — qu’il faudra y remédier), et je suis fasciné par son intelligence, et aussi par le fait que le discours sur la peinture permet de raconter à peu près n’importe quoi, — ce qui n’est pas nécessairement un défaut, au contraire, la peinture libère la parole, dirais-je, pour paraphraser la façon de parler de mes contemporaines, et il arrive que ce soit magnifique. Dans mes bagages, parmi tous les livres que je n’ai pas ouverts, il en est un qui n’est pas sans rapport : l’Art de la mémoire de Yates, qu’Arasse a traduit, et que j’avais acheté il y a quelques années de cela (je le connaissais déjà, mais ne le possédais pas) parce que, dans Au-delà du style, Morton Feldman s’y référait. Et c’est vrai que je n’ai pas une bonne mémoire. Enfin, non, ce n’est pas vrai, c’est que je n’ai jamais aimé apprendre par cœur. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Suis retourné faire le tour de l’étang, trois, cette fois, un de plus que la dernière.