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Si divers chemins me ramènent au même point, est-ce que je tourne en rond ou qu’ils convergent ? Mais peut-être ne sont-ils divers qu’en apparence, peut-être conspirent-ils, qui sait ? (C’est ce qu’il faut savoir.) Emploie-t-on encore ce verbe — « conspirer » — au sens de : « œuvrer en secret » ? Moi, au moins, oui. Alors, les autres, tant pis. Ou alors, disons que c’est aller dans le labyrinthe que penser : tout semble confus, rien ne paraît avoir de sens, et pourtant tout conduit au centre, le lieu de l’événement, et ensuite, à supposer que l’on survive, vers la sortie. Mais cette hypothèse — « à supposer que l’on survive » —, encore que nous ne la formulions jamais de manière explicite, est inscrite en chacun de nos gestes : la vérité est qu’à chacun de nos gestes, nous jouons notre vie, que nous le savons, que nous ne nous le disons pas, car si nous nous le disions nous serions tout bonnement paralysés, et donc morts, mais que nous vivons avec. Banalité encore ? Peut-être. Peut-être pas. Faut-il que je me pose la question en ces termes ? Avec Nelly et mon journal — nous avons vérifié sur le calendrier des jours passés ensemble —, il y a un an moins deux ou trois jours, tout dépend de la façon dont l’on compte, exclu ou inclus, nous étions au Palazzo Te à Mantoue, et ce jour-là, je m’en souviens, c’est pour cela, pour retrouver cette fascination, que j’ai cherché le jour exact, je fus fasciné par le sexe turgescent au gland décalotté de Zeus sur le point de pénétrer Olympias aux cuisses écartées. J’ai fait le récit de cette vision dans mon journal à la date du dix-neuf août deux mille vingt-trois. Des images m’ont ramené à Mantoue il y a quelques jours de cela, comme je l’ai écrit, et aujourd’hui, après avoir lu hier quelques lignes d’un article écrit par Daniel Arasse d’un œil distrait, il m’est venu l’idée de commencer un récit par l’évocation de cette scène : moi, dans la chaleur étouffante d’un mois d’août à Mantoue, fasciné soudain par la bite, pas si grosse que ça mais bien dure, de Zeus sur le point d’enfanter avec la belle Olympias rien moins qu’Alexandre le Grand. Dérisoire fait, si ma mémoire ne me joue pas de tours, je crois que, à la boutique du palais, pour la nettement fixer, j’avais acheté la carte postale de cette scène presque invisible dans le dédale mythologique conçu par Giulio Romano pour les plaisirs et la gloire de Federico II Gonzaga, duc de Mantoue. Tellement l’érotisme de la fresque m’avait paru puissant, quasi jusqu’au délire, c’est-à-dire au-delà de ce que, il me semble, il est permis de représenter, dans certaines conditions de normalité, dans un palais. Imagine-t-on, comme Giulio le fit pour Federico avec Isabella Boschetti,  sa maîtresse, Dieu sait quel artiste représenter l’un de nos contemporains liders, la bite à l’air s’apprêtant à enfiler madame ou monsieur ou les deux ou quelque autre ? Moi, en tout cas — mais il est vrai que je ne suis pas historien de l’art —, je n’ai jamais rien vu de semblable. Et, encore qu’on ne touche pas à l’art chaque fois qu’on n’a jamais rien vu de semblable, on touche au moins à quelque chose d’intéressant qui, quand, c’est de l’art, touche à son tour au génie. Car, au Palazzo Te, nous ne sommes pas dans quelque trouble lupanar, où l’érotisme, attendu, a quelque chose d’entendu, mais dans un palais, lieu de la manifestation du pouvoir par excellence. De la pompe. Un peu comme si, à l’Élysée, qui en a vu d’autres, on avait tout immortalisé. Mais la vérité est que si la réalité fait trépasser les présidents dans l’exercice de leurs fonctions, on n’imagine pas un dieu déconner à ce point. Mieux vaut donc s’y référer, non ? Mais je m’égare. M’égaré-je par mégarde ? Que nenni. Il faut bien que quelque chose sorte du cadre, pas forcément de l’ordinaire — quoi de plus ordinaire, en effet, de plus banal, c’est la vérité, qu’un coït ? —, mais dérange, bascule, s’échappe — que sais-je ? — sinon il n’y aurait pas d’événement, plus de joie, rien que de l’ennui. Souviens-toi de ces quelques mots que tu as écrits, aujourd’hui, à Blois, juste avant la date du journal de l’an dernier à Mantova.