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Vient encore le temps des dernières fois. (Vient toujours le temps des dernières fois.) Et moi, qui n’aime rien tant que l’état d’exception. Te souviens-tu quand, enfants, nous ne voulions pas nous quitter, voulions que les journées ensemble durent encore, se prolongent, et ne finissent jamais ? La vie, — comme une sempiternelle fête. Je n’ignore pas, non, la nécessité de la routine, de l’habitude, même les fêtes sont pleines d’habitudes — ce sont des rites, avec ou sans religion —, et ce n’est même pas la banalité qui me poserait problème, non, mais alors quoi ? L’horizon de l’ennui, voilà quoi. C’est-à-dire : l’imminence de son inévitable venue. C’est à quelque chose comme cela que je pensais, tout à l’heure, en courant dans Combray, sous une forme plus dense, plus ramassée, qui attendait quelque développement à venir. Il pleuvait. Et il se mit à pleuvoir tant que, de ma casquette de supermarché que j’avais mise pour me protéger de la pluie, l’eau tombait en rigoles, et que, tout en courant, à plusieurs reprises j’essorai mon tshirt qui me collait à la peau. La pensée que c’était très certainement la dernière fois que je courais dans Combray m’est venue sans tristesse, comme une sorte de vérité première, du genre de celles qui s’imposent d’elles-mêmes sans qu’on ne puisse trop rien faire contre elles, il faut les accepter, c’est vrai qu’on ne les aime pas, ces vérités, mais il faut les accepter, elles sont vraies, tout bêtement vraies. Ce « tout bêtement vrai », serait-ce lui que j’aime si peu dans l’état de droit de la normalité ? Démocratiquement éduqués, n’avons-nous pas pris ce réflexe un peu facile, et fort peu savant, de considérer que c’est l’état d’exception qui vient nier l’état de droit, comme si l’inverse était impossible, impensable, insupportable ? Or, qu’est-ce que l’état de droit sinon la norme de l’arbitraire, de la reproduction du même, de la contrainte par la ressemblance ? Et même les penseurs de la révolution, la concevant comme fête, admettent ce dogme du droit : s’émanciper est une anomalie (une entorse au νόμος). Mais n’y eut-il jamais rien avant le droit, avant la loi ? Comme dit Rousseau : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » Des gens assez simples, pourtant, et c’est peut-être le paradoxe de Rousseau, il semble qu’avant la société civile, dans l’état de nature, il n’y eut qu’eux. (Et même après, mais c’est une autre histoire, celle de la majorité.) C’est que l’état de nature n’est pas non plus un état d’exception, il est déjà l’expression conceptualisée d’une norme, d’une loi, d’un droit, d’innombrables interdictions pour l’acceptation desquelles on maintient quelques permissions. Mais ni les permissions, ni les libertés ni les droits ne sont des puissances, ce sont des limitations fondamentales. Qu’on s’imagine un horizon sans rien, sans même un chemin, et puis qu’on se représente une mégapole : voilà peut-être toute la différence entre l’exception et la norme. Dans le balisage où nous avons notre être, comment nous inventerons-nous un chemin ?