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Quoique leur nombre soit fini, il y a toujours des gens. Cet argument seul, n’est-il pas le meilleur qui soit contre les platistes ? En effet, si la planète sur laquelle les humains sont  entêtés n’était de forme sphérique, et si donc ils n’en faisaient point le tour, et constamment, par conséquent, comment se ferait-il qu’il s’en trouvât toujours, et en nombre qui ne semble point tarir ? Cela ne se pourrait, n’est-ce pas ? D’ailleurs, n’en déplaise aux négateurs, « planète » n’a pas la même étymologie que « plan », qui vient du latin planus, pour « plat, uni, égal » (sans doute est-elle là, l’origine de la confusion), mais dérive, en toute logique du grec ancien πλανάω, pour « s’égarer, errer, planer, flâner ». « Platiste », il y a longtemps que je n’avais plus entendu ce mot (même dans ma tête). La dernière fois, je préfère oublier les circonstances, il avait été question de Lacan. Comme quoi, la terre entière, et surtout Ulrich, passe du coq à l’âne. Je préfère planer, flâner, me perdre, tourner autour du pot où peut-être il y a quelque chose, où peut-être il n’y a rien, qui sait ? « Plan » et « planer », donc, cela n’a rien à voir, et pourtant, Alberti ne dit-il pas, dans son De Pictura, « Principio in superficie pingenda quam amplum libeat quadrangulum rectorum angulorum inscribo, quod quidem mihi pro aperta finestra est ex qua historia contueatur, illicque quam magnos velim esse in pictura homines determino. En premier, sur la surface où peindre, j’inscris un quadrilatère à angles droits de la grandeur qu’il me plaît, lequel en vérité est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle regarder l’histoire, et puis je détermine la grandeur des humains de l’histoire comme je veux. » Tant de surfaces à la surface de la terre qui elles, pourtant, à la différence des humains qu’on voit au-dedans, n’errent pas, à moins que n’errent en premier les humains qui les possèdent. En lisant La perspective comme forme symbolique, livre auquel je ne comprends à peu près rien, j’ai toutefois compris ce regard-à-travers dont parle Alberti et, donc, dans une certaine mesure, l’origine même de la perspective : la fiction d’un plan absent, d’un plan qui n’est pas un plan, d’un plan transparent comme une fenêtre (propre, de préférence), profond comme le champ de vision, et à travers quoi on regarde des humains en train faire un certain nombre de choses, et, en fait d’humains, d’abord, des plus-qu’humains, des divinités, des saints, des êtres surnaturels, et puis seulement ensuite des femmes nues, tout simplement des femmes nues, des hommes, des gens, la vie quoi. Et, plus tard, plus personne. — Ni plus rien ? — Aucune idée. D’abord, donc, à travers la fenêtre, c’est comme une supravie qui se joue, est mise en scène, quelque chose qui tient de la terre, certes, mais de l’au-delà de la terre, avant tout, peut-être. La scène dans le tableau n’erre pas, elle raconte une histoire, sainte, tout d’abord. Enfin, je crois. J’ai compris aussi, enfin, je crois, — « lisant Dürer », ai-je écrit avant de me corriger, au lieu de « lisant Panofsky », mais c’est que Panofsky cite, sur le seuil de son ouvrage, sur lequel seuil, d’ailleurs, on pourrait tout à fait refermer le livre, Dürer qui écrit : « Item perspectiva est mot latin signifiant vision traversante », simple, non ? voire —, lisant Panofsky, donc, j’ai compris quelle espèce de tabou Greenberg avait bien pu briser par son concept de planéité : dans la peinture plane, il n’y a plus de traversée, tout est à-plat, partout (overall). Et c’est vrai que, quand on a vu les choses autrement, on ne peut plus les voir comme avant, fussent-elles évidentes les choses que l’on a vues enfin et que l’on n’avait pas vues auparavant. Et, dis-tu, l’impression de découvrir l’eau tiède ne me dérange-t-elle pas ? Je ne crois pas, non. Pour savoir, n’est-ce pas par là qu’il faut commencer ? Comme pour voir, il faut commencer par regarder. Yeux d’enfance, yeux d’innocence, yeux d’infans, ce par quoi l’on voit, on le découvre à tout âge de la vie, on apprend à voir ainsi, sinon on vieillit, on ne voit que par le petit bout de la lorgnette, lequel est, si j’ai bien compris, le trou aussi par lequel passe la vision perspective de qui, tel Gentil, n’a qu’un œil. Et de l’âne au coq. Tout tourne.