Quelquefois, gagné par un sentiment d’étrangeté radicale, je m’étonne de vivre à Paris. Non que je préférasse vivre ailleurs, quelque part qui serait chez moi, par exemple. Ce n’est pas ce que je ressens. Et ce n’est pas ce que je veux dire. Tout d’abord, parce que je n’ai pas de chez moi : si les gens dont je suis le descendant étaient demeurés chez eux, ce chez-eux eût été mon chez moi, mais comme ils se sont déplacés et que je suis né là où ils ne l’étaient pas, chez moi, c’est nulle part. Je l’ai déjà écrit (ici ou ailleurs) : Je suis de nulle part. Et, n’étant de nulle part, je puis élire domicile ici ou là sans concevoir nulle nostalgie pour un lieu originaire où il faudrait que je m’en retournasse pour (re)devenir qui je suis, épouser mon xité. Si cette nusquamité (peut-on dire ainsi le fait de n’être de nulle part, comme on dit « ubiquité » pour « être partout » ?) me semble parfois tenir de la malédiction — « où vivre ? » est une question à laquelle il semble que je ne sache pas répondre —, c’est aussi une chance en ce sens que la terre m’est ouverte : ma terre promise, c’est celle qui est à mon goût. Ensuite, je n’ai pas envie de partir, de quitter Paris, justement parce que je n’ai pas de réponse à la question : « où vivre ? » alors, me dis-je, ici ou là, quelle différence cela fait-il ? — j’y suis, j’y reste. Me retrouvant sans le vouloir, sur le boulevard Brune, tout à l’heure, levant les yeux pour regarder les grands immeubles qui le bordaient, c’est là que j’ai été gagné par ce sentiment d’étrangeté radicale. Pas au sens où je me demandais ce que je faisais là où j’étais, mais voir l’espace tel que je le voyais, c’est-à-dire : depuis mon propre point de vue, soudain, cela m’a paru déplacé, comme si tout l’espace m’apparaissait avec une nouveauté que je ne lui connaissais pas, comme si, à neuf, je voyais l’espace, la distance entre les murs, l’air qui circule, l’étendue de la ville dans cette portion d’elle-même. Je venais de remonter la rue des Plantes après avoir remonté la rue Gassendi depuis le cimetière du Montparnasse, je m’apprêtais sans le savoir à prendre sur la gauche l’avenue Jean Moulin pour revenir à Denfert-Rochereau et l’espace s’est dilaté. Immédiatement après, l’espace s’est contracté : j’ai entendu un homme qui chantait une chanson tzigane, je l’ai vu qui se tenait sur le trottoir, une grande canette de bière à la main, il avait l’air débraillé et passablement éméché, mais enivré par l’alcool, il semblait joyeux, et tout m’a semblé tellement étonnant, vraiment comme si rien n’avait jamais eu de sens auparavant et que ce sens jusques à présent absent m’apparaissait là, tout d’un coup, tout à coup. Je ne me suis pas demandé : Mais que fais-je à Paris ? Non, mon sentiment était littéralement celui-ci : Et dire que je vis à Paris, comme c’est étrange. L’est-ce ? À proprement parler, non, ni en soi, ni pour moi. Mais c’est ce que j’ai ressenti. Et cela m’a suffisamment perturbé pour que, pendant tout le temps que j’ai marché dans Paris (douze kilomètres pour un peu plus de deux heures), ce sentiment n’a cessé de m’accompagner et que, à présent que j’écris, j’essaie encore de l’appréhender, d’en faire le tour pour comprendre ce qu’il signifie, à supposer, bien sûr, qu’il signifie quelque chose. Signifie-t-il quelque chose ? Sans doute, au moins en ce sens qu’il dit quelque chose : de ma relation à l’espace, à mon histoire, la mienne propre et celle qui me précède, la conjonction des deux faisant que je suis là, de déplacement en déplacement, comme Nelly, de déplacement en déplacement, se trouve ici, avec moi, et de déplacement en déplacement au carré avec Daphné, nous vivons à Paris, où elle est née, où elle aime à vivre, dit-elle, et c’est peut-être cela que j’ai perçu dans l’espace banal et anesthétique qui se situe entre la Petite Ceinture et le Périphérique : dans un espace quasi vide (il y a des choses, mais elles ne signifient rien), des histoires se rejoignaient, se croisaient, des vies se tissaient entre elles. C’était d’une étrangeté radicale, peut-être parce que c’était étrangement radical, toutes ces racines qui poussent là où vont nos pas.