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Passé la journée à me relire. À peine à plus de la moitié, pourtant, de Tout est de l’art. Est-ce que je ralentis avec l’âge ? Si c’est le cas, tant mieux. Il faut ruminer, disait Nietzsche. Mais ainsi absorbé par moi-même, je ne sais que penser, que sentir, et encore moins que juger. Et je ne dis pas cela comme ces gens qui précisent « sans jugement de valeur » quand, précisément, ils émettent un jugement de valeur, de préférence négatif, comme cela m’est arrivé, à propos de ma pauvre personne, et de son absolue absence de rentabilité, hier encore. Mais ainsi va la vie, et je n’en suis pas mort. (Horribles expressions, et si communes toutefois.) Non, quand je dis que je ne sais que juger, je ne sais vraiment que juger. Et peut-être la relecture de soi (relire ce que l’on a écrit), coïncide-t-elle avec ce moment où tout jugement est suspendu, forme d’ἐποχή littérale durant laquelle tout flotte, tout est indéterminé. J’avance dans la jungle du texte sans en connaître l’issue, sans même savoir s’il y a une issue. Jungle, en effet, parce qu’ici le labyrinthe est revenu à l’état sauvage. Qui fut l’auteur que je suis en train de lire ? Moi, certes, mais qui était-ce ? Je n’en ai plus aucune idée. Le texte rendu étrange par la lecture que je lui donne. Quand j’écris, je suis tout entier avec ce que j’écris. Quand je relis, je viens d’ailleurs, je suis un étranger en étrange pays. Le chemin est tracé, mais qu’elle est dense, cette forêt, — qui pourrait s’y retrouver ? Pas moi. Ajouter, retrancher, ajouter encore, supprimer, se souvenir, revenir, déplacer, paradoxalement penser le moins possible, être là et n’y être pas, un silence se fait dans le texte qui n’en est pas la norme, mais la sorte d’infraction : n’être ni cruel ni complaisant, faire comme si l’on était pas là, comme si ce n’était pas soi, comme si tout était d’un blanc opaque sur lequel on glisserait sans objectif déterminé. Prendre conscience de la nécessité de la contingence et tout envisager depuis elle. Et puis quoi encore ?