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À la fin du film que Thomas Honickel a consacré à la vie de W. G. Sebald, l’Émigré, une critique littéraire affirme que ce dernier a trouvé sa patrie dans les livres qu’il a écrits, et à moi, cette idée m’a semblé fausse. N’ayant pas connu personnellement Sebald, je ne dis pas que cette idée ne fut pas la sienne, peut-être est-ce le cas peut-être n’est-ce pas le cas, je ne puis rien dire de définitif à ce sujet, mais je pense qu’elle est fausse, que Sebald n’a pas conçu les livres qu’il a écrits comme sa vraie patrie. Pour ma part, en tout cas, si l’on m’interrogeait à ce sujet, je dirais que ma vraie patrie, c’est ma famille, et par « famille », j’entends : Nelly et Daphné. Fait remarquable, Sebald était marié et avait une fille, c’est-à-dire qu’il avait la même famille que moi et, à supposer qu’on puisse se mettre dans la peau d’un autre écrivain, je serais enclin à dire que, pour Sebald, sa vraie patrie, c’était sa famille, et par « famille », j’entends : son épouse et sa fille. Je ne pensais pas à cela quand cette idée m’est venue, mais il m’a semblé que j’avais réussi quelque chose dans ma vie qui était de donner un chez-soi à Daphné. Moi, je l’ai déjà dit, je n’ai pas de chez-moi, je n’ai pas de patrie, je n’ai pas grandi dans la ville où je suis né, j’ai grandi dans deux villes, l’une dont je ne garde que très peu de souvenirs, l’autre où je n’ai pas d’attaches suffisamment fortes pour m’y sentir à la maison, je vis dans une ville qui n’est pas la mienne, ce qui ne la distingue pas des autres, qui ne sont pas les miennes où qu’elles soient, comme je le dis, je suis de nulle part (ou, dit en français peut-être un peu plus correct, mais moins précis, je ne suis de nulle part). Quant à elle, Daphné est née à Paris, où elle grandit, où elle se sent bien, où elle se sent chez elle, elle se sent d’ailleurs Parisienne, et ce sentiment, que moi je n’ai pas connu et ne pourrai jamais connaître, je suis heureux qu’elle le connaisse, qu’il donne une manière d’origine (partielle, incomplète, mais réelle, au sens de présente, du là qui est quelque part, d’où l’on peut venir et vers où l’on peut revenir en se disant : ici, c’est chez moi) à son existence. Et ces deux morceaux d’existence, ou plutôt : ces deux morceaux de réflexion sur l’existence se complètent et s’éclairent l’un l’autre. L’idée que les livres sont une patrie, mieux : qu’ils sont la vraie patrie de qui les écrit, n’est pas une idée d’écrivain, c’est au mieux une idée de critique, ou alors une idée de mauvais écrivain. Nous n’habitons pas les livres que nous écrivons, et il est même fort possible, au contraire, que nous ne voulions surtout pas habiter dans les livres que nous écrivons, qu’ils soient le lieu de nos cauchemars, ou je ne sais, qu’ils soient des extensions de nous, en effet, pour peu que nous les écrivions avec notre chair, cela ne fait aucun doute, mais qu’ils soient des extensions de nous, des prolongements, nos membres, n’en fait pas des lieux à proprement parler, ni des lieux désirables où vivre. Qui aurait envie de vivre dans la Manchester d’Austerlitz ? Mais personne, bien évidemment. L’idée que les livres que les écrivains écrivent sont leur vraie patrie n’est pas l’idée de quelqu’un qui écrit ces livres, mais de qui se tient par rapport à eux dans une relation d’extériorité, quelqu’un qui — peut-être — se dit : « Ah, comme j’eusse aimé écrire ces livres », mais qui n’est pas capable de les écrire, simplement d’en donner un commentaire distant et tout à fait convenu. Dans le film de Honickel, on voit la maison où Sebald a vécu à Norwich. Et moi, voyant cette maison, j’ai été étonné, mais j’ai moins été étonné quand un des intervenants du film a expliqué que, dans son bureau, tout était toujours parfaitement rangé, comme si personne ne vivait dans cette pièce, comme si c’était déjà un musée. Il m’a semblé que cette demeure n’était pas la demeure du Sebald qui signe les livres qu’il a écrits et pour lesquels il est passé à la postérité, mais du Sebald qui vivait avec son épouse et sa fille et que l’ordre muséal de son bureau manifestait une maniaquerie dont l’objet devait être de maîtriser les horreurs qui passaient dans ses livres, un ordre impeccable pour supporter un désordre total. Preuve, mais vraiment, que Sebald ne vivait pas dans ses livres, mais dans un tout autre univers. De la même façon, faire de Sebald un « Holocaust writer » est un contresens complet : la manière dont, dans les Anneaux de Saturne et, plus profondément, dans de la Destruction comme élément de l’histoire naturelle, il aborde la destruction de l’Allemagne par les Alliés durant la Seconde Guerre mondiale, sans mettre un signe égal entre la destruction des Juifs par l’Allemagne nazie et la destruction de l’Allemagne par les Alliés de l’Ouest, est une manière de rester fidèle à l’exigence de ne rien occulter de l’histoire de la destruction, de n’oublier aucune victime. En quoi, Sebald exauce le vœu de Benjamin d’écrire l’histoire du point de vue des vaincus.