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« La pluie adoucit les contours du monde. » Devant la porte du 58, il y a deux jeunes hommes habillés presque à l’identique : ils portent baskets, pantalon noir, et surchemise à carreaux qui imitent mal un tartan chacun différent. Ils sont là, ils ne font rien d’exceptionnel, se parlent en regardant le téléphone de l’un, à main gauche, blond et plus petit que l’autre, brun, à main droite. Ils ont l’air d’avoir froid. Ne fument pas. Je ne parviens pas à deviner le sens de leur présence à cet endroit. Je les observe ainsi pendant un moment, puis me lasse de leur uniformité. Tout à l’heure, j’ai mis en ligne cet article que j’avais écrit l’an dernier pour le Temps et qui, sans que je comprenne très bien pourquoi, n’aura jamais été publié. Ce fut mon dernier article pour le journal et je n’ai jamais su si ma prose ne convenait pas ou s’il n’y avait pas assez d’argent pour moi, ou si peut-être les deux, peut-être. J’ai renoncé à comprendre. Mais je n’ai pas renoncé à écrire. C’est la raison pour laquelle, finalement, tombant dessus un peu par hasard aujourd’hui, je me suis décidé à mettre ce texte en ligne, parce que, même si destination originale s’est avérée un cul-de-sac et que, s’il n’avait pas été écrit à la fin pour laquelle je l’ai écrit (le publier dans le supplément littéraire d’un quotidien), je ne l’aurais sans doute pas écrit ainsi, et peut-être même pas écrit du tout, il existe, parce qu’il exprime une part de moi, parce que j’existe. « La pluie adoucit les contours du monde », pense un coin de moi. Mais pas le bruit que fait le monde quand il suit le cours qui est d’ordinaire le sien, ou alors pas suffisamment pour qu’un grand calme l’apaise enfin. « Comment est-ce que je me sens ? », me dis-je en réponse à une phrase que j’écris à peine avant de l’effacer. Quelle étrange question, je songe jusqu’au moment où je parviens à cette sorte de conclusion temporaire : comme le temps, comme la pluie qui tombe et adoucit les contours du monde. Non que, dans cette comparaison, qui serait dès lors passablement bancale, je m’associe à la pluie, mais la pluie adoucit les contours de mes sentiments, les rend sinon plus acceptables du moins plus vivables. Mais ce n’est vrai qu’en partie : la lumière est belle, il me semble. Et c’est vrai que cet appartement qui donne sur le boulevard pâtit du bruit qui y règne en maître tyrannique et imbécile, mais la lumière y entre presque sans obstacle. Hier, en lisant cette phrase qui se trouve vers la fin du premier chapitre de Ulysses : « Buck Mulligan turned suddenly for an instant towards Stephen but did not speak. In the bright silent instant Stephen saw his own image in cheap dusty mourning between their gay attires », je me suis demandé comment Stephen Dedalus parvenait à se voir soudain, j’ai supposé qu’il voyait son ombre projetée par la lumière du matin entre ses deux colocataires temporaires (il porte les vêtements du deuil de sa mère — mourning — et c’est le matin — morning), et je l’ai écrit dans la marge du livre, mais je ne sais pas si cela a un sens quelconque. C’est peut-être moi qui ai projeté un souvenir personnel sur le texte, cet automne-là, à Marseille, jeune encore, j’avais vu mon ombre projetée dans les pins du soir, vision impossible où je me vis moi-même et m’imaginai un avenir. « Comment se voit-on ? » signifiant : « Par quelle opération involontaire de la perception ordinaire parvient-on à prendre conscience de soi ? » Devenant soudain pareil à une chose pour soi-même, nul ne peut pas échapper à l’effroi que cause une telle image. La pluie, en atténuant les contours du monde, la rend-elle plus supportable ?