Le doute plane sur l’Abîme, le nouveau roman de Nicolas Chemla. Doute quant à la nature des événements qui y sont relatés, lesquels parcourent avec une rare détermination la frontière qui sépare le réalisme du fantastique, doute quant à l’intention de l’ouvrage — est-ce un pastiche post-moderne ? la critique romancée de notre époque prétendument condamnée ? du pur divertissement ? tout cela, et un peu plus, à la fois ? — doute enfin quant à l’auteur de l’ouvrage proprement dit. Mais tout d’abord, résumons : l’abîme de l’Abîme, c’est là-bas qu’est tombé cet Américain à Paris qu’on a retrouvé mort dans des circonstances aussi suspectes qu’atroces et qui, avant de passer de vie à trépas, aura pris le soin de tenir son journal. Ce journal, le commissaire de police qui a découvert le cadavre l’a en sa possession et, une fois son enquête terminée, sans que l’on sache très bien pourquoi, il le remet au narrateur qui, à son tour, s’empresse de le copier pour le donner à lire au lecteur, c’est-à-dire : nous. Mise en abyme (pour un roman qui s’appelle l’Abîme, c’est la moindre des choses), mise en abyme somme toute classique pour des aventures qui le sont nettement moins, quelque part entre logorrhées atrabilaires, pornographie gay, exigence de réalisme, esthétique décadentiste, et mysticisme. S’y croisent des personnages tous plus incroyables ou improbables les uns que les autres : un commissaire de police féru d’histoire de l’art, une folle des Carpates famélique, un vieux beau diabolique, un cadre dynamique fatigué, de pauvres maghrébins forcément sans-papiers, un libraire qui tiendrait presque un peu de l’infernal Charon, et d’autres. On sent que l’auteur a pris un plaisir réel à élaborer une intrigue qui plonge dans les méandres labyrinthiques de l’âme humaine. Et c’est un plaisir communicatif. Il y a quelque chose de fascinant, en effet, dans cet Abîme, qui tient sans doute à la façon dont Chemla invente son langage, mêlant avec une certaine maestria les registres de langue, capable d’écrire à la fois des mots comme « truc malaisant » et « nouménal », de décrire aussi bien les extases mutiques des coïts anonymes dans les cabines des sex clubs homosexuels que de disséquer Melencolia I, la gravure d’Albrecht Dürer, de disserter sur Jacob Boehme que de décrire avec une précision clinique les sévices sexuels les plus abjects, de parler avec passion de son chat et le plus grand des mépris de ses contemporains, de s’adonner aux diatribes les plus réactionnaires (qu’elles soient justifiées ou non étant une tout autre question) que de s’abandonner à des visions inspirées par les voyages aux confins de la raison. Mais il y a aussi quelque chose qui tient du récit eschatologique de série B. Et l’on ne sait jamais très bien sur quel degré de l’échelle du sublime l’on se tient, tout en bas ou tout en haut, une page pouvant nous conduire à tutoyer les sommets (comme la vertigineuse description de l’immeuble qui ouvre l’ouvrage) et la suivante nous ramener brusquement sur terre (comme les critiques un peu téléphonées de la génération numérique). D’où ce doute dont il semble impossible de se déprendre : a-t-on affaire à un véritable écrivain (espèce rare) qui s’amuse, et se perd un peu, à surcharger son texte de tout un tas de références bigarrées, des plus obscènes aux plus savantes, ou à un simple faiseur, doué certes, mais à quoi bon ? Poser la question, pour une fois, c’est n’y pas répondre. D’autant que tout est possible. Ainsi Huysmans, d’abord naturaliste avant de devenir symboliste, après avoir écrit Là-bas, son roman plein de satanisme et d’occultisme sous l’égide duquel Nicolas Chemla a placé l’Abîme, ne finit-il pas par se convertir au catholicisme ?
Post-scriptum. — J’ai écrit ce texte il y a un an de cela pour le journal le Temps qui, sans que je ne sache très bien pourquoi, ne le publia jamais. Maintenant qu’il y a prescription, je peux l’offrir au public qui n’en demandait sans doute pas tant.

Nicolas Chemla, L’Abîme, Paris, Le Cherche-Midi, 2023.
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