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De temps à autre, dans l’espoir de me rassurer, je me dis que je suis comme tout le monde, mais ce soir, je trouve cette pensée extrêmement angoissante. Ce matin, sans que je comprenne très bien par quel chemin, c’est toujours ce qu’il se passe, d’ailleurs, quand on s’aventure dans ce sombre labyrinthe qu’est internet — internet est le vrai labyrinthe, dont la seule issue possible est la déconnexion, ou la mort, ce n’est pas un labyrinthe ludique, c’est un vrai labyrinthe, inquiétant, fatal, d’autant plus terrifiant qu’il ne connaît pas de centre et que les monstres y sont nombreux, et partout, comme dans la vie, c’est effrayant quand on y pense, mieux vaut ne pas y penser, alors on n’y pense pas, sauf moi, mais j’ai mes raisons, que l’on va voir —, j’en suis venu à lire des commentaires sur Ulysses de Joyce, dont j’ai repris la lecture il y a quelques jours, et il m’a semblé qu’il y en avait beaucoup, de plus ou moins élogieux, et je me suis dit, tiens c’est étonnant, tout de même, qu’il y en ait autant, tout le monde connaît Ulysses de Joyce mais personne ne lit Ulysses de Joyce, en vérité, jusqu’à ce que je découvre que bon nombre de ces commentaires ne portaient pas sur Ulysses de Joyce, mais sur un bar-restaurant, dans Dieu sait quel pays anglophone, lequel bar-restaurant porte le nom de Ulysses, mais sans Joyce. L’auteur de l’un de ces commentaires — incendiaires — se plaignaient notamment d’une, je cite, « Horrible expérience !!!! Après avoir payé plus de 100 balles pour de la nourriture en terrasse, le personnel et les videurs ont empêché notre groupe d’entrer à l’intérieur. Honnêtement, je déteste voir ça. Le bar est censé être un endroit génial, mais après avoir vu cette catastrophe, je recommanderais d’aller dans n’importe quel bar de Stone Street à part Ulysses. » Une autrice, quant à elle, s’indignait en ces termes (je cite de nouveau les propos en tâchant d’être fidèle à leur contenu) : « J’ai personnellement rencontré le propriétaire qui est un pauvre type qui s’en prend aux filles qui paient pour boire dans son bar… Ne donnez pas votre argent à cet établissement !!!! » Décidément, cela faisait beaucoup de points d’exclamation. Et puis, je me suis souvenu de cette phrase qu’on prête à Joyce, et d’après laquelle il se vantait d’avoir mis tant d’énigmes et de casse-tête dans son livre que les professeurs seraient occupés pendant des siècles à essayer de comprendre ce qu’il avait voulu dire parce que c’était la seule façon de s’assurer de son immortalité. Phrase qui, sans être littéralement prémonitoire, n’était peut-être pas tout à fait inexacte, mais quelque peu prétentieuse : la gloire est chose fragile, très vite on ne sait plus très bien qui vous fûtes, ou alors trop, et on vous confond avec n’importe qui, n’importe quoi, comme un bar dont le patron est un gros dégueulasse (ce qui, concernant Joyce, n’est peut-être pas très loin de la vérité historique). Joyce fanfaronnant s’imaginait sans doute qu’il était quelqu’un de très distingué (sur les enregistrements dont on dispose de lui où il lit avec fierté ses écrits, il roule ses r avec une application stupéfiante pour un Irlandais de la classe moyenne en exil) et il envisageait sa postérité avec l’idée supérieure qu’il se faisait de lui-même. Mais, de la même façon que son roman, pour accéder à l’immortalité qu’il désirait pour lui, devait être totalement intégré à la culture dont il provenait afin d’intéresser les professeurs qui étaient le cœur de cible de Joyce, le roman lui-même a suivi la courbe de la culture dont il fait partie et se trouve désormais connu principalement pour les festivités qui, tous les 16 juin, ont lieu à Dublin, prétexte à rigoler et à boire pour des touristes venus du monde entier et à qui personne ne demande s’ils ont jamais lu une ligne de Joyce avant de leur vendre leur verre de Bourgogne et leur sandwich au gorgonzola hors de prix. Tout le monde est comme tout le monde, voilà la plus déprimante morale qu’offre notre époque. Même Joyce, même moi. À cette irréfutable vérité conduit sûrement la confusion la plus totale qui règne dans l’esprit de nos contemporains (et depuis combien de temps sont-ils nos contemporains, nos contemporains) quant à la nature des choses, ces choses dont on n’est plus capable de savoir depuis longtemps si ce sont des vessies ou des lanternes, des romans ou des bars-restaurants, des chefs-d’œuvre absolus ou de navrantes pochades. C’est dans ce cloaque d’indistinction crasse que doit aujourd’hui se frayer un chemin qui n’a pas encore renoncé à tout pour quelques shillings de plus. Pauvre de moi.