M’interrogeant sur le sens de mon existence — j’y insiste : mon existence car, concernant l’existence en soi, ce serait peine perdue, elle n’en a pas —, je n’ai trouvé motifs à lamentations ni à tentations suicidaires, mais plutôt des possibilités dont il allait falloir que je fasse quelque chose. Quoi ? Surtout pas un choix, non. À un moment, je me suis vu et je me suis dit : « C’est presque là ». Presque là, quoi ? Moi. Un moi que je ne suis pas, que je ne fus jamais, mais que je puis devenir. C’est le mot : devenir. Mais pas au sens nietzschéen de devenir ce que l’on est, à mon sens à moi de devenir ce que l’on n’est pas. Je m’en souviens : quand, vers la fin de l’adolescence, j’ai découvert l’idée d’Ecce homo, « wie man wird, was man ist », j’ai connu un sentiment proche de l’explosion nucléaire, ou en tout cas son équivalent intellectuell : il y avait là quelque chose d’absolument vertigineux qui s’ouvrait devant moi, terrifiant comme tout ce qui semble d’une profondeur infinie. Et pourtant, aujourd’hui, je le sais, c’est imbécile : si l’on devient ce que l’on est, on ne devient pas, on se contente d’être, il n’y a pas de changement réel, pas de métamorphose. Et puis, demeure cette question à laquelle il n’y a pas de réponse satisfaisante : d’où vient ce soi que l’on est censé devenir ? où était-il en attendant ? existe-t-il dans quelque autre monde ? mais lequel ? car, si c’est une pure création de soi, on ne l’est pas déjà, avant de l’être, il n’était pas, en tout cas, pas le soi qu’on deviendra, un autre soi, mais celui-là, ce soi que l’on n’est et que l’on ne sera pas, d’où vient-il à son tour ? Et caetera, — tout le problème du moi, chose qui n’en est pas. C’est un problème que Musil — grand lecteur de Nietzsche — me semble avoir souligné : on s’imagine le possible comme un ensemble de choses (Leibniz donna même un nom à cet ensemble : l’entendement divin, qu’il tenait pour le pays des possibles), des sortes d’événements ready-made, qui n’attendent plus que cette propriété supplémentaire que serait l’existence, qui attendent de passer à l’être, mais il n’en est rien, les possibles ne passent pas à l’être, et l’existence ne supprime pas les possibles, comme si on effaçait ce qu’il y avait écrit, avant, sur l’ardoise du devenir, chaque fois que quelque chose avait lieu, le possible n’est pas un événement moins quelque chose, pas plus que l’événement n’est un possible plus quelque chose. Y a-t-il des raisons de faire une distinction de nature entre le possible et le réel ? C’est quand on commence à se poser des questions de ce genre que l’on rencontre les problèmes qu’Ulrich rencontre, et moi, je n’ai pas envie de récrire l’Homme sans qualités, j’ai suffisamment de problèmes comme cela avec moi-même et ce que, de mon point de vue, je suis censé devenir (et que je ne dirai pas ici). Ce que je veux dire, c’est que, confronté au problème du sens de ma vie, je n’étais pas mis face à un certain choix à faire entre deux branches équipossibles de l’arbre de ma vie. Pardon, je me suis interrompu pour préparer le gratin de courge, de riz complet et fromage que nous aurons au dîner, et je ne sais plus très bien où j’en suis, ni où j’en étais, ni de quoi je parlais et, à vrai dire, pas même pourquoi. Tout est-il si fragile, à ce point dépourvu de nécessité qu’un rien l’ébranle, le réduit en ruines, à rien ? Ce matin — avant ou après mon interrogation existentielle, je ne m’en souviens pas —, ce matin — je crois que c’était juste avant, je n’étais pas encore suffisamment réveillé pour m’interroger sur quoi que ce soit à ce moment-là — ce matin, j’ai imprimé le conte que j’ai écrit, au début du mois, pour Daphné, je l’ai glissé dans une enveloppe, et je le lui enverrai demain pour qu’elle le lise dans quelques jours, comme j’avais prévu de le faire. J’espère qu’elle l’aimera. Saint Jérôme.