Pour Daphné
De l’autre côté de la rue, il y a un petit bonhomme. Ce qu’il fait là, je ne sais pas, s’il danse ou attend ou prend le soleil qu’il n’y a pas, je l’ignore. Depuis quelques jours, je le vois, là, de l’autre côté de la rue. Il est sur le trottoir, je le regarde, je me demande ce qu’il fait là, le regarde encore un peu et puis, comme on fait toujours, tout simplement, je l’oublie. Oui, mais depuis quelques jours, tous les jours, il est là, et je le vois. Je sais que cela ne me regarde pas, ce qu’il fait ou ce qu’il ne fait pas, chacun sa vie, chacun ses soucis, mais je ne peux m’empêcher de le regarder, je ne peux m’empêcher de me demander : Qu’est-ce qu’il fait là, est-ce qu’il danse, ou quoi ? S’il danse, ou quoi, je ne le sais pas. Tout ce que je sais, c’est qu’il y a quelque chose d’étrange chez lui. Mais quoi ? Ce matin, encore, il était là, de l’autre côté de la rue, et ce matin, encore, je l’ai regardé. Et j’ai vu quelque chose que je n’avais pas vu les jours précédents : il n’y avait pas un petit bonhomme, mais deux petits bonshommes. Si l’on n’y prêtait pas attention, et personne ne prête jamais attention aux petits bonshommes dans la rue, aux petits bonshommes ni aux autres, personne ne prête jamais attention à personne, c’est la vie, c’est comme ça, si l’on n’y prêtait pas attention, eh bien, on ne remarquait rien, mais moi je fais attention, oui, moi je regarde, et j’ai vu que ce n’était pas un petit bonhomme qu’il y avait de l’autre côté de la rue, non, j’ai vu que c’était deux petits bonhommes. Étaient-ils déjà deux les jours précédents ou venait-il d’arriver, le deuxième petit bonhomme ? Honnêtement, et je veux être honnête dans ma relation, sinon, on pourrait ne pas me croire, honnêtement, je ne saurai le dire. Mieux vaut ne rien dire, donc, à ce sujet, et me contenter de dire, donc : de l’autre côté de la rue, il y a deux petits bonhommes et, si l’on n’y prête pas attention, on ne verra pas qu’ils sont deux, on croira qu’il n’y en a qu’un tellement sous nos yeux ils se confondent. Comme les jours précédents, ce jour-là, j’ai regardé ce petit bonhomme, enfin, non, pas ce petit bonhomme, ces petits bonhommes, et je n’y ai plus pensé. Et puis, le jour suivant, quand j’ai ouvert la fenêtre pour faire entrer un peu d’air frais dans la chambre, j’ai vu qu’il était encore là, le petit bonhomme, mais qu’il n’était plus tout seul, qu’il n’était plus deux, non plus, ils étaient trois. Personne ne remarquait rien, mais moi, je l’ai vu, j’ai vu le changement, tout de suite, j’ai vu instantanément que ce n’était plus un seul petit bonhomme ni même deux petits bonshommes qui étaient là à danser ou je ne sais quoi de l’autre côté de la rue, non, mais qu’ils étaient trois. J’ai regardé par la fenêtre pour voir ce que les trois petits bonshommes faisaient et, comme je n’arrivais pas à savoir s’ils dansaient ou quoi, j’ai cessé d’y penser. Jusqu’au lendemain, où cette fois, je les ai vus en ouvrant la fenêtre de ma chambre, j’ai vu qu’ils n’étaient plus ni un ni deux ni trois, mais bien quatre, oui, quatre. Je me suis dit : Cela ne peut plus durer, à ce rythme-là, bientôt, ils seront des centaines, il y aura des centaines de petits bonshommes de l’autre côté de la rue, mais que puis-je y faire ? À part regarder un peu et puis les oublier, que puis-je faire face à la multiplication des petits bonshommes ? Je me suis dit : Si demain ils devaient être cinq, j’essaierais de faire quelque chose. Et le lendemain, quand j’ai regardé par la fenêtre, j’ai vu qu’ils étaient cinq. Mais qu’y faire ? Comme cela faisait quelques jours que je ne dormais pas très bien, j’étais inquiet de la prolifération des petits bonshommes de l’autre côté de la rue, je me suis dit que, peut-être, j’inventais toute cette histoire de petits bonshommes qui dansent ou ne dansent pas de l’autre côté de la rue et qui sont de plus en plus nombreux à danser ou ne pas danser de l’autre côté de la rue, et alors j’ai pensé que le mieux, ce serait encore d’aller voir directement de l’autre côté de la rue, voir si je ne m’imaginais pas tout cela, je ne rêvais pas de tout cela, n’inventais pas tout cela, ou si tout cela, eh bien, tout cela, c’était vrai. J’ai fait ma toilette (on ne sort jamais sans avoir fait sa toilette) et j’ai traversé la rue pour me rendre de l’autre côté de la rue. J’ai fait le petit détour qu’il faut faire pour emprunter le passage piéton et je me suis dirigé vers l’endroit où se trouvaient les petits bonshommes. Je devais être à quoi ? dix mètres, peut-être ? oui, je dirais que j’étais à dix mètres des petits bonshommes quand, quelqu’un m’a interpelé : Que faites-vous là, Monsieur ? Pardon ? lui ai-je répondu. Vous n’avez rien à faire là, Monsieur. Comment, « Je n’ai rien à faire là » ? Non, vous n’avez rien à faire là, Monsieur. Mais je vais où je veux. Non, vous n’allez pas où vous voulez, Monsieur. Et puis d’abord, où allez-vous, Monsieur ? Eh bien, je viens voir les petits bonshommes, enfin, le petit bonhomme, enfin, je viens voir ce monsieur qui est là. Quel monsieur, Monsieur ? Eh bien, ce monsieur-là, qui danse ou je ne sais pas quoi tous les jours de l’autre côté de la rue. S’il est de l’autre côté de la rue, que faites-vous de ce côté-ci, Monsieur ? Ah non, il y a méprise, je me suis mal exprimé : je viens de l’autre côté de la rue, le petit bonhomme est de ce côté-ci, de l’autre côté, pour moi, quand je suis de l’autre côté. Et pourquoi n’y retournez-vous pas, Monsieur, de l’autre côté de la rue ? Mais parce que je veux voir le petit bonhomme ? Vous ne le voyez donc pas assez bien de votre côté de la rue ? Si, enfin non, je voulais le voir de plus près, pour savoir s’il n’y a qu’un petit bonhomme ou s’il y en a plusieurs. Mais quel petit bonhomme, Monsieur ? Comment ? De quel petit bonhomme parlez-vous, Monsieur ? Mais du petit bonhomme qui est là, fis-je en montrant l’endroit du doigt. Mais il n’y a pas de petit bonhomme, Monsieur. Comment ça, « Il n’y a pas de petit bonhomme » ? Non, Monsieur, il n’y a pas de petit bonhomme, Monsieur. Mais je ne rêve pas, là, le petit bonhomme, je le vois depuis l’autre côté de la rue. Pourquoi n’y retournez-vous pas, de l’autre côté de la rue, Monsieur, si vous le voyez si bien, de ce côté-là ? Mais qui êtes-vous ? Et vous, Monsieur, qui êtes-vous, Monsieur ? Et puis, il n’a plus rien dit, et moi non plus, je n’ai plus rien. Il m’a regardé fixement, d’un air dur et froid. J’ai eu un peu peur. D’autant que, de là où je me trouvais, vraiment collé à lui, ou presque, très près de lui, je ne voyais plus les petits bonshommes derrière lui — étaient-ils là ? n’y étaient-ils pas ? —, et je ne savais plus très bien si c’était lui qui me cachait la vue ou si c’était moi qui avais tout inventé. Pour en avoir le cœur net, j’ai commencé à reculer tout en observant et ainsi, à force de reculer, j’ai fini par retourner de mon côté de la rue. Me trouvant là, je suis rentré chez moi et je les ai vus, les petits bonshommes, là où, tous les jours, je les vois. Je les ai regardés, un peu plus longtemps que d’habitude, et j’aurais juré qu’ils étaient un de plus, mais je ne savais pas s’ils dansaient, ou quoi. Alors, comme je ne savais pas s’ils dansaient, ou quoi, j’ai arrêté de les regarder. Pendant quelques jours, suite à ma conversation avec ce drôle de bonhomme de l’autre côté de la rue, le matin quand j’ouvrais les fenêtres de ma chambre pour y faire entrer un peu d’air frais, c’est vrai que je ne regardais plus ce qu’il se passait de l’autre côté de la rue. Après tout, comme me l’avait dit le bonhomme de l’autre côté de la rue, ce n’était pas mon côté de la rue. Et puis, ce matin, quand j’ai ouvert la fenêtre de ma chambre pour y faire entrer un peu d’air frais, je l’ai vu : de mon côté de la rue, il y avait un petit bonhomme.
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