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Quand la pierre tombale s’est animée, j’ai pensé que la réalité venait d’épouser une forme nouvelle, plus fluide d’elle-même, et que j’étais moi le spectateur privilégié de cette métamorphose. Et puis, non sans une certaine déception, j’ai constaté que ce n’était qu’une corneille qui, là-haut, juchée au sommet de la stèle, était en train de dévorer je ne sais quoi, la dépouille d’un petit animal mort ou un bout de bois dans le même état. J’allais m’avouer vaincu par le bon sens inexpugnable qui informe l’image commune que nous avons de la réalité quand je vis l’oiseau changer de couleur et, du gris de la pierre qu’il avait adopté, retrouver le noir aux reflets profond de sa robe plumée. Tout en poursuivant mon chemin, je me retournai sur l’oiseau pour tâcher de comprendre de quelle sorte d’illusion je venais d’être la victime, mais je ne décelai rien de remarquable, simplement un oiseau noir dans un cimetière qui, perché au sommet d’une tombe, est affairé à quelque exercice de survie ordinaire. Bref, le monde tel qu’il est. Ceci n’a sans doute rien à voir avec cela, mais un peu plus tôt dans la journée, rue Guynemer, mon attention avait été attirée par une femme qui parlait en français avec un accent slave prononcé et, trait plus étrange, portait un boa noir autour du cou avec le plus grand naturel. Une princesse russe en exil, peut-être, pensais-je, fasciné comme je l’étais par cette extravagance et ce qu’il me faut bien à présent nommer comme il le convient, — son profil d’oiseau. Ce rapprochement entre ces formes ancestrales de la nature, comme souvent, je ne l’ai pas fait quand j’ai vu la corneille prendre vie au cimetière du Montparnasse, je fus ébloui alors par le passage d’une forme de réalité à une autre, d’une couleur à une autre, je ne le fais qu’à présent que j’écris — ce qui manifeste, soit dit en passant, la puissance de l’écriture, laquelle découvre des relations à l’œuvre dans les phénomènes que nous percevons mais qui ne parviennent pas immédiatement à la conscience dans le moment où nous les percevons, c’est l’écriture qui révèle a posteriori ce que de la réalité nous avons vu sans le savoir —, ou plutôt cela s’impose à moi dans la nuance de noir qui illumina cette belle journée d’automne. Je n’irai pas jusqu’à affirmer à présent que la princesse russe en exil du matin s’était métamorphosée au cours de la journée en une corneille fantastique, mais rien n’interdit, sinon d’en faire l’hypothèse — la réalité est plus forte que les imaginations dont nous la parons pour la rendre un peu moins triviale —, du moins de suivre les chemins secrets qui parcourent la réalité et auxquels, j’y reviens avec une insistance un peu trop marquée, peut-être, seule l’écriture nous rend attentifs, que seule l’écriture nous révèle. Sans ce poli du langage qu’est écrire, sans ce raffinement extrême, sans ce recherché quasi maniaque, presque rien de ce que nous vivons ne passerait à la conscience, nous vivrions dans le brouillard confus de l’immédiateté permanente. Dans l’ennui.