Comme souvent, j’ai une claire conscience que, dans le monde, des événements ont lieu qui engagent l’avenir de l’humanité et que je devrais prendre position au sujet de ces événements, au moins parce que c’est ce que les gens sérieux, les gens engagés, les gens importants font, mais je n’y parviens pas. Sans doute pour cette raison que, en soi, l’avenir de l’humanité ne me concerne pas : je peux me soucier de l’avenir de telle ou telle personne — de Daphné, de Nelly, de moi —, mais de l’humanité en tant que telle, cela, je ne le puis pas, il me semble que ce serait dépourvu de ce sens, car, à supposer qu’il se décide, comment l’avenir de l’humanité se décide-t-il, de cela, nous n’avons pas la moindre idée. Les gens, plus ou moins importants, des simples citoyens, des figures charismatiques, des liders politiques, voire des présidents de républiques plus ou moins bananières, comme la France en est une, prennent la parole pour exprimer un certain nombre d’opinions mais, on le voit bien, cela n’a aucune espèce d’influence sur l’avenir de l’humanité, ce ne sont même pas des paroles en l’air, ce ne sont que des pantalonnades qui, au mieux, ne servent que les intérêts de qui s’en rend coupable. Et, ne serait-ce qu’en disant cela, je me sens tout à fait ridicule : est-ce que je n’exprime pas, moi aussi, une opinion sans aucun effet ? C’est vrai, et le fait que je ne cherche pas à avoir une influence sur l’avenir de l’humanité ne rachète pas que je tienne de tels propos, parfaitement ineptes, d’autant que ce n’est pas que je n’aie rien à dire de rien, c’est même très différent de cela, mais je sais bien que mes phrases n’ont que peu d’importance : elles ne pèsent rien, ne rapportent rien, sont sans valeur. Ma position n’est même pas une méta-position, un commentaire sur les positions des preneurs de position, ce n’est même pas une position, en vérité, ce n’est rien du tout, tout juste une tentative qui se sait peine perdue de tirer de la pénombre où elles moisissent deux ou trois perspectives sur la réalité. Que tout le monde parle, au fond, cela n’est pas très grave, tout se perd dans un brouhaha inaudible où rien ne peut être distingué, c’est donc sans effet, sans fin, sans intérêt, sans consistance. Que chacune accorde de l’importance à ce qu’elle dit, c’est peut-être plus inquiétant, mais n’est-ce pas le propre de la nature humaine, au-delà de toutes les différences d’apparence sur lesquelles notre époque se déchire dans une frénésie de distinction post-sociologique — comme si tout le monde n’aspirait plus qu’à être la petit-bourgeoise d’elle-même — que de s’accorder une importance démesurée ? Peut-être est-ce même une ruse de l’évolution pour assurer la perpétuation de l’espèce, qui sait ? Mais moi, je le dis sans cynisme ni volonté de choquer, la perpétuation de l’espèce m’est bien égale, d’autant plus égale que je ne souhaite pas, comme certaines radicalités radicales l’appellent de leurs vœux, la disparition de l’espèce, mais alors qu’est-ce que je veux ? Mais je ne veux rien. J’étais si heureux, hier, dans la vallée de Chevreuse, quand j’arpentais le chemin Jean Racine, si heureux sous le ciel bleu parsemé de blanc de Port-Royal des Champs, oh, et je sais bien que ce n’est pas la vie, qu’on ne peut pas vivre ici — là où je me trouvais hier —, je sais bien qu’on ne peut pas vivre ainsi parce qu’on ne peut plus vivre ici, parce qu’on a interdit, il y a un peu plus de trois cents ans, toute vie ici, mais cela ne fait rien, vraiment, cela ne fait rien, non. Simplement, au sens précis de cette vie ainsi interdite par décret, la fin du monde a déjà eu lieu. Peut-être est-ce pour cela que, au sujet de tout ce qui excite mes contemporains, quand même je ne parviendrais pas toujours à m’en tenir à cette règle stricte, que des mots m’échappent parfois, que je regrette tout le temps après que je les ai prononcés, je veux garder un silence absolu : si souvent, la fin du monde a eu lieu. Et cette multiplicité des fins du monde ne relativise pas, comme on dit bêtement, la fin du monde en tant que fin du monde, le concept de fin du monde, pas plus qu’elle n’est de nature à nous rassurer quant à la réalité de la fin du monde — « Gardez votre calme, la fin du monde n’aura pas lieu » ou, pour reprendre le titre des œuvres de Virilio, « Dormez tranquilles, la fin du monde est un concept sans avenir » —, elle nous rappelle simplement que ce sont des choses qui arrivent, qu’on les veuille ou non, les choses arrivent. « Les choses arrivent », n’est-elle pas terrifiante, sous ses apparences anodines, cette simple phrase ? « Les choses arrivent » : un matin, on se lève, et littéralement, il n’y a plus rien. J’ai pensé à ce rien, hier, à Port-Royal, en regardant le vide où se tenait jadis l’Abbaye. Et, en souriant de malaise, j’ai dit à Nelly : « Il faisait bien les choses, Louis XIV, n’est-ce pas ? » Les choses arrivent, en effet, et après, il n’y a plus rien. J’ai pensé à ce rien : quand on parle des « ruines de Port-Royal des Champs », on s’imagine quelque chose, et il n’y a rien. Et même les ruines sont négatives. « Des ruines négatives », pourquoi est-ce qu’y pensant, j’ai le sentiment que cette expression est un synonyme de celle que j’ai employée à l’instant : « les choses arrivent ». Ou est-ce plutôt à dire que les choses qui arrivent sont des ruines négatives ? J’ai pensé à cela qui n’est pas, qui n’est plus : est-ce que le silence est la meilleure des manières de rendre justice à ce qui n’est plus ? Mais alors pourquoi est-ce que je parle, c’est-à-dire : pourquoi est-ce que j’écris ? Comme s’il y avait quelque chose d’autre à faire. Je ne sais pas. J’ai pensé à ce rien-là, au milieu duquel je me trouvais, hier, et je me suis dit : la destruction est la profondeur du temps. Un peu plus tard, j’ai placé des points sur une carte de l’Europe. Et, encore qu’en l’état du travail — si j’ose m’exprimer ainsi —, ce soit quelque peu présomptueux de ma part, il m’a semblé que c’était quelque chose d’important.