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Il ne faut pas s’arrêter, jamais, c’est le principe même de l’existence ; — dès que je m’arrête, tout me paraît imbécile. Spinoza avait un mot pour désigner cet impossible arrêt de l’existence, il disait : C’est le conatus. Il écrivait : Toute chose s’efforce (conatur) de persévérer dans son être (Éthique, III, 6). Pour lui, l’arrêt était inconcevable en tant qu’il était interdit. L’arrêt était une anomalie dans le système. Pourtant, tout ce qui s’arrête ne meurt pas, mais voit au cœur même de la chose, qu’elle n’est qu’un vide dépourvu de toute signification. N’est-ce pas toutefois la même chose que la mort ? Il ne faut pas que nous nous arrêtions, aurait dû avouer Spinoza, parce que, si nous nous arrêtions, nous verrions qu’au cœur de chaque chose il n’y a rien, qu’un vide dépourvu de toute signification. Il ne faut pas que nous voyions ce vide parce que nous risquerions alors de ne plus avoir envie de rien faire. Qui, en effet, après avoir vu le vide dépourvu de toute signification au cœur de chaque chose, qui pourrait encore croire qu’il faut continuer, qu’il n’est pas indifférent de s’arrêter, que le moteur qui nous pousse à agir n’est que l’effet de l’angoisse effrayée qui s’empare de nous après que nous avons vu le vide au cœur de chaque chose ? Il ne faut pas continuer, ce n’est pas vrai. Il ne faut pas s’arrêter, non plus, ce n’est pas vrai. Mais alors quoi ? Alors, rien : tout est d’une indifférence parfaite, le quelque chose et le rien, l’être et le non-être, le vrai et le faux, le sens et le non-sens, la vie et la mort, tout n’est pas équivalent, tout ne revient pas au même, non, tout est indifférent, tout est aussi vain que n’importe quoi. Continuer, ne pas continuer, cela ne fait aucune différence. Des milliards d’années nous précèdent, des milliards d’années nous suivront et rien de tout ce dont nous aurons fait l’expérience ne nous survivra. Il y a une pensée de l’immensité de l’espace chez Pascal, mais je crois (c’est peut-être une erreur de ma part) pas de pensée de l’immensité du temps, de son étendue terrifiante où nous ne sommes rien, n’existons qu’à peine, pas même un instant, pas même le fragment de cet instant. Pourquoi ? L’histoire que lui fournit le livre auquel il croyait et auquel nous ne croyons plus : nous avons cessé d’y croire dès lors que nous avons cessé d’accorder foi littérale à son récit. Or, pour Pascal, les miracles, les prophéties sont fondamentales : leur vérité prouve la vérité de toute la religion. Privée de cette vérité, pour Pascal, la religion aurait été condamnée. Dans l’immensité du temps, mon action et mon inaction, ma vie ou ma mort, tous ces apparents contraires sont indifférents. La différence même entre l’apparence et la réalité perd son intérêt. Si je me laissais mourir à petit feu ou si je partais à la conquête du monde, cela ne ferait absolument aucune différence. Et, peut-être, persévère uniquement dans son être qui n’a pas vu le vide dépourvu de toute signification au cœur de toute chose. Mais nous n’en saurons jamais rien. Je pourrais continuer d’écrire sans m’arrêter pendant des siècles et des siècles, je n’en saurais strictement rien. Je vais mourir demain, dans une seconde ou dans dix ans, cela est insignifiant. Je suis insignifiant. Je suis un imbécile. Je suis la découverte de l’imbécile au coeur même de toute vie, au cœur même de la chose, au cœur même de la vie. Tout peut être détruit, cela ne fera aucune différence, parce que tout sera détruit. À quoi bon continuer ? Il n’y a pas de raison de continuer. Il n’y a pas de raison de s’arrêter. Pas de raison de quelque chose ni de rien. Pas de raison du tout. Un signe vaut tout autant qu’un autre parce qu’un signe vaut aussi peu qu’un autre. —