Ce matin, quand tout le monde eut quitté la maison, je me suis assis au bureau et je me suis mis à traduire un livre sans que personne ne m’ait rien demandé, sans que personne ne m’ait rien commandé, sans que personne n’en attende rien. C’est exactement ce que j’avais décidé que je ferai, samedi soir, quand je me suis couché trop tard et plein d’angoisse. L’angoisse est-elle passée ? Je ne sais pas, je ne lui ai pas posé la question. Je me suis mis à traduire et je n’ai pas arrêté de la journée, sinon pour aller courir et pour déjeuner. Je viens de plier le linge et je suis revenu m’assoir au bureau pour écrire mon journal. Je me suis mis à traduire comme j’avais décidé de le faire samedi soir avant de me coucher trop tard et plein d’angoisse sans espoir, simplement pour ne pas devenir fou. Peut-être que cette traduction aboutira à quelque chose, peut-être me rapportera-t-elle de l’argent, peut-être à rien, peut-être pas, ce n’est pas pour ces raisons que je l’ai entreprise, mais pour ne pas perdre totalement la raison. Je sais que cela peut sembler irrationnel — et, en ce sens, j’ai déjà perdu la raison — parce qu’on travaille généralement pour gagner de l’argent ou alors on demande de l’argent pour pouvoir travailler, mais moi, c’est comme cela que je fais. Je n’en tire nulle fierté (après avoir traduit toute la journée, je n’ai pas le sentiment du devoir accompli, j’ai simplement mal au dos) et je n’en attends rien (je sais que la probabilité pour que quelqu’un s’intéresse à cette traduction au point de la publier contre de l’argent est à peu près égale à zéro), mais c’est ce que je veux faire. Peut-être ai-je tort. Peut-être m’acharné-je en vain à plier le monde à ma volonté. Qu’est-ce que j’en sais ? Peut-être qu’il n’y a pas de remède à la folie. Peut-être que ce que j’appelle ici, folie, est simplement le surnom que je donne par erreur à la bêtise. Peut-être que ce mot de bêtise, à son tour, est un pseudonyme d’écrire, et que le drame, c’est que je ne peux pas arrêter d’écrire quand même je sais parfaitement que je serais bien plus heureux si je n’écrivais pas, mais cela n’est plus possible désormais parce qu’il eut fallu, pour commencer, que je n’écrivisse jamais. À présent, c’est trop tard. Au début de Séjours à la campagne, que j’ai commencé hier au soir, Sebald écrit : « Le recueil couvre à présent une période de presque deux cents ans, et l’on remarquera que sur cette longue période le trouble du comportement a fort peu changé, qui pousse à transformer en mots tout ce qu’on éprouve et, avec une sûreté surprenante, à passer à côté de la vie. Ce qui m’a le plus étonné, dans les considérations que j’ai pu faire à ce sujet, c’est la terrible opiniâtreté des hommes de lettres. Il semble qu’il n’y ait pas de remède au vice de l’écriture ; ceux qui y ont succombé continuent de s’y adonner même lorsque l’envie d’écrire les a quittés depuis longtemps, même lorsqu’ils sont arrivés à l’âge critique où l’on court le risque, ainsi que le note Keller à l’occasion, de sombrer du jour au lendemain dans le crétinisme, même lorsqu’on n’aspire plus à rien d’autre qu’à pouvoir enfin arrêter le mouvement des rouages dans sa tête. Rousseau, qui, réfugié sur l’île de Saint-Pierre — il a alors cinquante-trois ans —, voudrait déjà s’arrêter de sans cesse réfléchir, continuera d’écrire jusqu’à sa mort. » L’ironie avec laquelle Sebald aborde cet aspect de la chose littéraire révèle avec une assurance quasi absolue qu’il était lui-même atteint de ce mal et qu’il savait ainsi, si l’on me passe l’expression, de quoi il parlait. Une fois le linge plié, on pourrait aspirer au repos, mais c’est trop tard, il y a si longtemps que c’est trop tard ; — dès le premier mot, ce fut trop tard.