Huit heures moins cinq. C’est l’heure à laquelle se trouve enfin le moment d’écrire mon journal. Traduit toute la journée (pauses course à pied et déjeuner exclues) avant d’aller chercher Daphné à l’école, l’aider à faire ses devoirs, cuisiner le dîner, dîner et à présent, après tout cela, un peu de temps un peu plus vide pour écrire. Traduire m’empêche de penser. Je pourrais le déplorer mais, en fait, cela me convient. Quand je pense, en ce moment, je pense à des choses détestables, regrettables, haïssables (mais pas le moi), et tant que j’en viens à me dire : « Mais arrête, c’est dans ta tête, ce n’est pas dans la réalité », et cela me fait du bien, en effet, de faire la distinction entre ce qui est dans ma tête — ce que, je veux dire, j’invente, je scénarise — et ce qui se trouve dans la réalité. J’imagine que, si quelqu’un me voyait comme cela, en train de me dire : « Mais arrête, c’est dans ta tête, ce n’est pas dans la réalité », comme je l’ai fait tout à l’heure encore, après que j’étais allé courir, sous la douche, ou dans la rue, comme c’est plus probable, il penserait que je suis fou, mais la vérité est que je suis moins fou quand je me dis : « Mais arrête, c’est dans ta tête, ce n’est pas dans la réalité » que quand je ne me le dis pas et qu’alors, que je le veuille ou non, je crois, je ne fais pas la distinction entre ce qui est dans ma tête et ce qui est dans la réalité, et alors, je vis dans ma tête et pas dans la réalité, exactement comme, en réalité, l’immense majorité de la population mondiale vit dans sa tête et pas dans la réalité, convaincue qu’elle est, par exemple, qu’elle est le centre du monde, le nombril, ou l’omphale, ou comme on voudra, et que le meilleur endroit sur terre, ou le pire, ou le plus beau, ou le plus quelconque, c’est précisément là, dans sa tête, ce qui n’est absolument pas vrai, si c’était vrai, la réalité — au sens de ce qui se trouve hors de sa tête —, la réalité n’existerait pas, il n’y aurait qu’une immense tête, aussi grosse que l’univers, et c’est effectivement le genre de conceptions que des gens comme Paul (en Dieu, nous vivons, nous mouvons, et avons notre être) ou des gens comme Leibniz (l’entendement divin est le pays des possibles) ont pensées, et dans cette tête, où il serait indifférent qu’il y ait des pensées ou des êtres puisque les pensées de Dieu seraient des êtres, comme le laisse entendre sinon Paul du moins Leibniz, nous sommes les pensées que Dieu pense quand il pense, nous aurions notre être, comme dit Paul, mais je ne suis pas Dieu, aucun de nous n’est Dieu, nous ne sommes que des spectres fragiles qui errons à l’aveugle dans un monde que nous croyons connaître alors que nous n’en connaissons que ce qu’il s’en trouve dans notre tête, et moi, je ne veux pas vivre dans ma tête, je pense déjà dans ma tête, je passe déjà beaucoup trop de temps dans ma tête, et traduire, oui, en effet, c’est une bonne façon de sortir de sa tête, et j’étais toute la journée avec mes livres de bits ou de papier ouverts devant moi, des livres de bits ou de papier en anglais, en français, en allemand, et je n’étais pas un seul instant dans ma tête quand j’étais dans ces livres, chaque problème rencontré était à la fois catastrophique — je déteste quand les choses ne vont pas à cent à l’heure sur les boulevards sur les banquettes de moleskine en s’en remettant au hasard sans plus se soucier de Lénine — et magnifique parce que, le long de ces chemins où des langues se croisent, peut-être se trouve quelque chose qu’on ne comprenait pas, que personne n’avait compris parce qu’il fallait, pour le comprendre, se trouver là, parcourir ces chemins, ces chemins tout entiers faits de langue, et penser, c’est être à la croix des chemins et en fait le signe, un signe de plus, quelque chose. Ah, si seulement je pouvais ne plus jamais passer un seul instant dans ma tête enfermé.