171024

Il y a bien longtemps que, malgré maints démentis pudiques, nous n’avons plus aucun doute sur la nature morale de l’homme. Et par « homme », je n’entends pas désigner ici quelque entité abstraite issue des élucubrations d’une pensée universaliste proprette quoique creuse, mais le mâle de la femelle humaine. Si jamais, par impossible, l’omnipotence divine devait lui échoir, nous savons parfaitement ce que l’homme en ferait : le spectacle de ces stars milliardaires qui mettent à profit leur temps libre pour sillonner la planète en jet privé et s’offrir des soirées tarifées aux quatre coins du globe, qui exaucent dans une parodie sordide le fantasme amoureux de l’Occidental moyen (sortir en boîte et rentrer à l’hôtel avec une fille pour une nuit sans lendemain), nous en offre une image d’une précision telle qu’il ne vaut pas la peine d’en dire beaucoup plus. Et les critiques indignées que, prenant connaissance de cette vérité somme toute banale, on peut bien émettre là-contre ne sont pas la preuve d’une quelconque supériorité intellectuelle, mais le symptôme fatal de la profonde débilité morale d’individus incapables d’accomplir leur authentique nature, qui est de se servir tant que c’est possible, de s’en mettre plein les poches, et tant pis si elles débordent, quitte à piller les ressources, saccager la planète, profaner les temples, et violer les femmes. On peut toujours se dire qu’on vaut mieux que cela, mais la vérité est plus prosaïque : contrairement au singe le plus malin de la tribu qui, voyant arriver l’homme, trouve refuge au sommet de son arbre, on n’aura tout simplement pas monté assez haut à l’échelle. C’est la loi de la vie sociale et la métaphore exotique, qui la plaçait naguère encore dans quelque territoire lointain et inexploré où régnaient les grands singes (« la jungle »), dissimule fort mal l’inconfort du fondement sur lequel notre pudeur a toujours eu bien du mal à s’asseoir. Si l’évolution avait la forme d’une pyramide, on trouverait l’homme à son sommet et à l’extrême pointe de ce dernier un joueur de football du haut de laquelle il contemplerait le désastre de millénaires de la plus rationnelle des barbaries. Chacun, j’imagine, a dans son histoire personnelle un moment d’idylle auquel il songe, de temps à autre, quand ses affaires lui en laissent le temps, comme à une sorte de paradis perdu. C’est une illusion, certes, mais tant qu’elle demeure de l’ordre de la rêverie privée, elle est bien inoffensive. Le danger croît quand on extrapole et se figure que ce temps possède quelque réalité historique en dehors de soi et de l’excitation érotique que sa pensée suscite dans le secret de notre conscience. Comme le bébé ouvre la bouche pour téter le sein de lait, on s’imagine pouvoir rétablir l’éden anhistorique dans une terre bétonnée. Plus qu’une erreur, c’est une faute. Si jamais les frasques sexuelles des pousseurs de ballons ronds suscitent notre indignation, un tel mépris ne devrait pas nous inspirer le sentiment de notre supériorité, et encore moins nous inciter à caresser des rêves violents où les têtes roulent dans des fleuves d’un sang purificateur et juste : au fond, nous sommes tous les mêmes, c’est vrai, mais d’aucuns, encore qu’au sommet, ne le quittent jamais, ce fond. Le fond est comme nos origines ancestrales, comme l’époque contemporaine : on a beau pousser pour y échapper, on ne s’en affranchit jamais. L’avenir n’appartient à personne, mais peut-être que ceux qui n’ont pas de racines, ne croient en rien, et sont privés du luxe de l’espoir et des amours contractuelles, y voient un peu plus clair que les autres. Le drame est qu’on ne les entend jamais. Mais c’est vieux comme le monde : celle qui sait, refusant l’humiliation du coït, le dieu lui crache dans la bouche, et on ne croira plus jamais qui dit par avance la vérité. L’histoire n’est rien que le drame de son accomplissement qui est aussi celui de sa durée. C’est beaucoup trop long, l’histoire, a-t-on envie de se lamenter, et pourtant, elle ne s’arrête jamais. Elle roule, l’histoire, sinon dans l’éternité — il ne faudrait tout de même pas exagérer —, du moins dans le temps très long, ainsi que disent les universitaires, comme les ballons de football et les têtes coupées dans le fleuve de sang. Pour qui sait peindre, rien ne ressemble tant au crâne de la vanité qu’une pomme. Pour qui a les yeux rivés sur le maintenant de l’actualité, les yeux lui roulent jusqu’au vertige. On aimerait hurler : « Mais qu’est-ce que c’est con, putain, qu’est-ce que c’est con, allez crever, bande de demeurés ! », mais c’est en vain, personne n’écoute, et qui le pourrait a perdu l’ouïe ou sombré dans la folie. Ah, le beau monde que voici. Les milliards de milliards ne sont plus des jurons de bande dessinée, mais la sonnante et trébuchante réalité. « Aime ta vie », enjoint-on à qui se prend à douter, l’espace d’une fraction de seconde. « Si tu ne t’aimes pas, personne ne t’aimera », comme si on pouvait aimer des peuples entiers gâtés par le crétinisme ou une grossière religiosité. Il n’y a ni raison d’espérer ni raison de se plaindre : les droits de l’homme nous sont garantis et, quant à la femelle, eh bien, elle a de quoi se faire du souci, les idoles des jeunes, à ce qu’il paraît, l’ayant bien dure et tout inéduquée.