181024

Je prends des notes dans les marges des livres sans savoir si elles vont me conduire quelque part. Mais peut-être ne sert-il à rien de le savoir ni même d’y aller, d’autant que si l’on ne sait pas où l’on va, on ne saura jamais si l’on n’y est allé, mais ce n’est pas tout à fait cela que je voulais dire, mais quoi ? Je prends des notes dans les marges des livres, et c’est peut-être tout ce qu’il faut faire, tant de livres ont déjà été écrits, faut-il encore en écrire ? Mais cela non plus, ce n’est pas ce que je voulais, mais alors quoi ? Je prends des notes dans les marges des livres et, s’il ne me semble pas que, ce faisant, j’œuvre vraiment, peut-être est-ce une étape nécessaire, un moment, un passage obligé sur le trajet. As-tu enfin dit ce que tu voulais dire ? Non, ce n’était pas cela que je voulais dire. Mais quoi alors, Jérôme, quoi ? Je ne sais pas. Est-ce si important ? J’ai pris des notes dans les marges des livres, voilà plutôt ce que j’aurais dû dire, je les ai prises hier, avant-hier, aussi, et cela m’a paru quelque chose d’important, comme si, ce faisant, je me débarrassais de mes réticences. Et par ces réticences, j’entends : il arrive que le monde social se mette en travers de mon chemin, que là où je trouvais un chemin, apercevant des pas qui ne sont pas les miens, je sois pris d’une sorte de dégoût, sans comprendre que ce dégoût, s’il est salutaire, en un sens, en un autre, est une erreur, nul n’est le premier à se tenir là, et certes, cela est une donnée nouvelle de notre condition, mais il fait partie aussi de notre condition de l’assimiler et de tâcher de comprendre ce que cela signifie, ce que cela implique, ce que cela change. Alors ? Eh bien, voici. Jusqu’à une époque relativement récente, de la même façon que les humains pouvaient se dire qu’il y avait des zones inexplorées sur terre, et des découvertes à faire, donc, ils pouvaient se dire qu’il était possible d’assimiler toutes les connaissances disponibles ; ainsi, de la même façon qu’on n’avait pas encore fait le tour du monde, on pouvait faire le tour du savoir. Aujourd’hui, de la même façon que nous avons fait le tour du monde, et un nombre incalculable de fois, nous ne pouvons plus faire le tour du savoir : chaque jour, l’évidence que tout a été fait et que nous sommes allés partout nous frappe en même temps que l’impossibilité de tout faire et tout savoir. Nous savons que c’est possible, mais nous, raisonnablement, nous ne le pouvons pas. C’est une donnée nouvelle de notre histoire naturelle, et elle n’est peut-être pas tout à fait étrangère aux bouleversements qui nous agitent. Non qu’à d’autres époques, des bouleversements n’aient pas agité notre espèce, mais ces bouleversements-là n’étaient ces bouleversements-ci. La nouveauté de ces bouleversements-ci ne tient pas aux bouleversements en tant que tels, mais aux causes ou aux raisons de ces bouleversements. Tout a déjà été fait et je ne sais presque rien, — voilà une double violence faite, je crois, à la conscience humaine. Mais c’est peut-être aussi une illusion : nous sommes un peu comme une amante que l’amour dégoûterait d’avance parce que d’autres qu’elle ont aimé avant elle. C’est un choc moral, c’est vrai, de parvenir à la conscience que, quoique nous en pensions, nous ne sommes pas tout à fait unique en notre genre, mais c’est aussi une forme de salut. Après tout, cette expérience étant commune à l’ensemble de l’espèce, rien ne m’empêche exactement de faire quelque chose d’intéressant. J’ai réfléchi aux notes que j’avais prises dans les marges de ces livres, moins au contenu de ces notes qu’au geste de prendre ces notes, et, si j’ai ressenti un certain malaise, dont je ne sais pas si j’ai réussi depuis à le surmonter, comme l’indique l’image des pas qui me précèdent sur le chemin que j’ai employée tout à l’heure, la vue de ces traces ne m’a toutefois pas rebuté au point de rebrousser chemin. Que le monde social se mette en travers, au fond, est-ce réellement mon problème ? Le monde social ne se met-il pas en travers de tout ? N’est-il pas omniprésent ? Le digne représentant sur terre du sentiment d’oppression que devait causer à nos ancêtres croyants, et aux milliards de nos contemporains qui y croient encore, la pensée de l’omniprésence divine. Que Dieu soit partout est l’expérience la plus angoissante de l’univers. Que le monde social le soit aussi est l’expérience la plus banale de l’existence. On aurait envie de dire : il faut faire avec, si seulement on savait ce que cela peut bien vouloir dire. Tout à l’heure, je suis allé à la grande librairie du boulevard Saint-Michel où  je vais quand j’ai envie d’acheter des livres parce qu’il n’y a pas de libraires dans cette librairie mais des petits personnages qui portent des gilets bleus que je trouve assez amusants (les personnages et leurs gilets), et j’ai feuilleté le livre que j’étais venu acheter avant de l’acheter et de ne pas l’acheter. Le feuilletant, j’ai été pris d’un sentiment de lassitude, et j’ai eu l’impression que quelque chose m’avait été volé. Ce livre sur les cimetières que j’étais en train de feuilleter — un livre fat, fourre-tout, vaniteux, décousu, superficiel, artificiel, lacunaire — était manifestement une publication de complaisance, et cela m’a choqué parce que c’est — bien différemment, certes — un sujet qui m’est cher, et il m’était en quelque sorte confisqué. C’est une réaction bien naïve, je n’en doute pas, mais j’ai réagi ainsi, je n’y peux rien ni ne veux le dissimuler, et j’ai donc reposé le livre, ai acheté le premier des trois volumes des Thibault pour Nelly, et je suis rentré chez moi.