191024

Enfants bien élevés : anniversaire réussi. C’est le VIe arrondissement de Paris, certes, mais c’est l’école de la République, aussi. Est-ce que tout s’équilibre ? Je ne sais pas. Mais, tout le temps que durera la fête d’anniversaire de Daphné, il ne pleuvra pas. « L’univers t’aime, mon enfant », lui dirai-je. Ce matin, pendant son cours de dessin, je vagabonde dans les salles du Louvre sans savoir où je vais. Regarde d’un œil indifférent l’exposition sur la représentation de la folie dans l’art occidental : décidément, les expositions thématiques sont insignifiantes. Seule la vidéo projetée au milieu des œuvres de l’ouverture de Rigoletto m’émeut, vers la fin, mais cela n’a rien à voir avec le thème, c’est la musique, rien que la musique dans son impureté scénique (on a beau chercher tous les artifices possibles et imaginables pour lui faire dire quelque chose, elle s’entête, dit toujours la même chose : elle-même) : cette musique est d’une puissance telle que je ne puis jamais y résister (cette musique est fatale). Mantoue. Toujours déambulant sans savoir où je vais de salle en salle, je m’arrête devant un Jérôme des plus étranges. Enveloppé dans sa traditionnelle pourpre (il porte tout de même une sorte de caleçon de toile grossière qui dissimule son bas-ventre, j’ai l’impression qu’à côté d’une jambe nue, une autre, de ce tissu épais sort de nulle part, mais c’est difforme, c’est absurde), il est assis, coude appuyé sur le livre ouvert, paume de la main droite où repose sa tête quand, de sa gauche, il tient un crâne derrière lequel semblent s’agiter trois angelots grognons, dont l’un paraît chercher à s’abriter de quelque chose avec son bras — peut-être de ce deuxième angelot dont porte à croire qu’il marche à quatre pattes dans le dos du premier — tandis qu’un troisième, surgissant du bord du tableau, tend la main vers le flambeau qui éclaire la retraite du penseur, comme pour vérifier que le feu, effectivement, ça brûle. Ce qui frappe dans cet assez petit tableau de Jan Cornelisz Vermeyen, intitulé Saint Jérôme en méditation, ce sont les disproportions : des têtes tout d’abord, celle du saint et celle du crâne, paraissant aussi énormes sur le corps du vieil homme que dans sa main. Et des muscles, comme s’il fallait pour porter ces surhumaines idées des corps littéralement bodybuildés. Cheveux et barbes grises contrastent alors jusqu’au non-sens avec le corps jeune, viril, et hypermusclé du saint dont le regard mélancolique, semblant s’ennuyer ferme, donne l’impression de s’adresser au spectateur, et de lui dire : Par quel détestable coup du sort, se fait-il que ce corps si parfait ne trouve d’autre usage que cette lénifiante méditation et pour seuls compagnons ces ridicules avortons ? À cette règle de disproportion, eux non plus, les angelots grognons n’échappent pas, et on se demande en suivant quel dédale de la pensée le peintre a-t-il bien pu en arriver à la conclusion que des tels attributs gonflés à outrance pouvaient convenir à des créatures dont on n’est sûr ni du sexe ni même qu’elles en aient. D’ailleurs, quoique petit, n’est-il pas trop tendu, le pénis du premier ange, celui-là, qui se cache ? Et vers quel ailleurs du cadre, à supposer qu’il pointe, pointe-t-il ? Dans mon catalogue de Jérômes, me suis-je demandé, quelle place celui-ci occuperait-il ? Après tout, je ne sais rien de son auteur, rien du chapitre de la Légende dorée qu’il est censé avoir illustré en peignant ce tableau, peut-être que c’est moi qui ne comprends pas, ne comprends rien, comme toujours, mais un ermite au désert sur le livre méditant, faut-il vraiment qu’il soit si baraqué ? Et Jérôme, moi aussi, n’ai-je pas mon mot à dire ? Non mais.