M’agace comment ces écrivains célèbres — du genre de ceux, j’entends, qu’on pressent pour le Nobel, comme on dit — s’emparent de la figure de Walser, pour en louer la misère, en célébrer la déchéance, l’échec, la nullité, le zéro. Quelque chose d’obscène. J’ai ressenti cela, je ne sais plus quand (hier ou avant-hier, je crois), en pensant au chapitre de Séjours à la campagne que Sebald a consacré à Walser, ce qui est peut-être excessif, c’est possible, oui, mais il me semble toutefois qu’il y a quelque chose de vrai dans ce sentiment. Accentué par ce nom propre retrouvé avant-hier (alors, c’était avant-hier, donc) que j’ai lu dans Vertiges, « Dott. Pesavento », qui ne peut pas ne pas avoir éveillé quelque chose chez Vila-Matas, lequel devait publier, une quinzaine d’années plus tard, un Docteur Pasavento dont la figure tutélaire est, justement, Robert Walser. Faire de la littérature avec ce qui n’est pas de la littérature — la mort, la folie, l’horreur, l’angoisse —, n’est-ce pas exactement cela, qui est obscène ? Mais avec quoi faire de la littérature ? N’est-ce pas à dire, dès lors, qu’il y a quelque chose de fondamentalement obscène au cœur même de la littérature ? Je ne sais pas. Je crois que la littérature m’intéresse moins que l’écriture. Deux termes très chargés qui sont les seuls disponibles, quand même ce que, par exemple, j’entends par « écriture » n’aurait rien à voir avec le sens qu’une certaine théorie française a bien pu donner à ce terme. Mais alors, qu’est-ce que j’entends par écriture ? Ma seule réponse : Qu’est-ce que tu crois que je suis en train de faire ? Au fond, quand les écrivains réussis tirent les écrivains ratés de l’échec où ils sont tombés, même si c’est une démarche pleine de bons sentiments, c’est toujours dégueulasse, justement parce que c’est une démarche pleine de bons sentiments. C’est toujours leur gloire qui en profite. Walser, mort depuis bien longtemps, n’en a plus que faire. C’est de son vivant, encore bien portant, j’imagine, qu’il eût aimé qu’on le tirât. Mais les riches attendent le trépas des pauvres pour tresser leurs lauriers. On fait de Walser griffonnant des textes illisibles sur des bouts de papier un héros alors qu’il était un humilié, un laissé-pour-compte, une épave à la dérive dans un monde qui n’était pas pour lui. Et, en réalité, c’est la seule chose qu’on devrait dire, parce que c’est cela qu’il nous apprend : un monde qui n’est pour personne. Le fétichisme morbide qui entoure son décès, un 25 décembre sous la neige (auquel toutefois ne succombe pas Sebald, me semble-t-il), est particulièrement répugnant, qui témoigne d’un manque absolu de dignité, les écrivains et critiques se jetant sur cette proie — d’autant plus facile que donc elle est morte — comme la misère sur le pauvre monde. Le pauvre monde, voilà ce qu’aura vécu Walser, et qui l’ignore devrait garder le silence à ce sujet. Grave. Je me tais. Depuis mon bocal de verre, j’observe l’altercation muette qui, devant le n° 62 du boulevard, oppose les noirs qui tiennent le banc aux blancs qui tiennent le distributeur de billets. Pendant tout le temps que tous ces gens crient, indifférent à la scène qui se déroule pourtant à deux ou trois mètres de lui tout au plus, un homme qui me semble originaire du Moyen-Orient s’apprête avec la plus patiente des lenteurs à enfourcher sa moto garée dans le couloir réservé au bus. J’observe, dis-je, et me sens comme un anthropologue du néant à qui, dans son précipité le plus pur, se donnerait à voir le spectacle incompréhensible du vivre-ensemble. Je réfléchis quelques instants à cette mauvaise pensée, et me demande : Ne sais-je donc qu’être négatif ? Le suis-je ? Je ne sais. Ne l’être pas — comme je l’ai déjà souligné à maintes reprises —, n’est-ce pas se faire victime consentante du kitsch ? Telle cette sirène d’ambulance qui de ses crocs rutilants, s’acharne à déchirer le silence du dimanche — le bruit : cette revanche universelle —, que d’obscénités.